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Page:Jacques Bainville - Napoléon.djvu/244

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LE FOSSÉ SANGLANT

valent sénatus-consulte, adresses, plébiscite, serments. « Napoléon, a dit Balzac, ne convainquit jamais entièrement de sa souveraineté ceux qu’il avait eus pour supérieurs ou pour égaux, ni ceux qui tenaient pour le droit : personne ne se croyait obligé par le serment envers lui. » Il le sentait. Au plus haut de la gloire, ce fut son inquiétude. Il regrettait de n’avoir pu rallier un Cadoudal. Il avait entendu les acclamations dont les officiers républicains avaient salué Moreau. Il les entendra, il y pensera toujours, car sa mémoire retenait tout.

Dix ans, quand il y en a dix à peine qu’il a commencé à sortir de l’obscurité, rien que dix ans, et ce sera déjà fini. Le rythme précipité de sa fortune le veut. Petit officier à vingt‑cinq ans, le voici, chose merveilleuse, empereur à trente‑cinq. Le temps l’a pris par l’épaule et le pousse. Les jours lui sont comptés. Ils s’écouleront avec la rapidité d’un songe si prodigieusement remplis, coupés de si peu de haltes et de trêves, dans une sorte d’impatience d’arriver plus vite à la catastrophe, chargés enfin de tant d’événements grandioses que ce règne, en vérité si court, semble avoir duré un siècle.

Un des traits les plus remarquables de Bonaparte, et il le doit à ce que, chez lui, l’intelligence domine, c’est sa faculté de dédoublement. De tout ce qui lui arrive d’incroyable, rien ne le surprend jamais. Les autres, passe encore. La foule admire parfois, s’étonne rarement et peu. Lui, il est pair et compagnon, avec son destin. Régner lui est aussi naturel qu’autre chose. C’est un chapitre du roman où il est entré. Non qu’il oublie d’où il sort, d’où il est parti, ce qu’il a fallu pour qu’il montât là, ce qu’il y a de fragile dans sa monarchie ; tout cela, il le sait mieux que personne sans en être jamais gêné. Non que la grandeur change son esprit ni même son langage. Majestueux dans l’apparat, il reste, pour l’intimité et le contact humain, ce qu’il était avant, brusque, ironique, tantôt distant et tantôt familier, caressant