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Page:Jacques Bainville - Napoléon.djvu/310

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CHAPITRE XVI

L’OUVRAGE DE TILSIT


Si jamais un homme put se flatter d’avoir forcé le destin et s’applaudir d’être exactement arrivé au résultat qu’il cherchait, ce fut Bonaparte au mois de juin 1807. Son zénith est à ce solstice d’été. Mélange profond, égal succès des combinaisons militaires et des combinaisons politiques, les armes au service d’une diplomatie raisonnée, un Mazarin qui serait son propre Condé et un Condé qui serait Mazarin, un grand capitaine qui ne dit plus seulement de son adversaire : « Je le battrai là », mais : « Nous nous embrasserons là », et qui le bat puis l’embrasse en effet. Rarement on a vu tant de calculs réussir à la fois. Et jamais, jusqu’à cette maturité du génie et de l’âge, — le voici à ses trente-huit ans, — il n’a eu ni donné ce sentiment de plénitude. C’est le moment où il écrit : « L’honnête homme combat toujours pour rester maître de lui. » Sa tragédie préférée ajoute « comme de l’univers ». On ne domine les événements et le monde que si l’on se domine d’abord soi-même, et Bonaparte se souvient de ses commencements prudents, des peines que le pouvoir lui a coûtées, de l’inconstance de la victoire. « S’il arrivait de grands revers et que la patrie fût en danger… » Cette phrase, qui rappelle les inquiétudes d’Eylau, précède de deux mois le double succès de Friedland et de Tilsit. Elle est témoin de sa lucidité, du sentiment exact qu’il a de la situation.