Aller au contenu

Page:James - Les Papiers de Jeffrey Aspern, paru dans le Journal des débats, 1920.djvu/102

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

ou non commis une faute, je n’en pouvais payer la rançon. Je ne pouvais accéder à l’offre de mariage. Je ne pouvais, pour une liasse de vieux papiers, épouser une ridicule et sentimentale vieille demoiselle de province. La preuve qu’elle n’avait aucun espoir que l’idée m’en vînt jamais, c’est qu’elle s’était décidée à me la suggérer elle-même — de quelle façon pratique, argumentative et héroïque ! avec, toutefois, une timidité plus frappante encore que son audace — car le raisonnement semblait être au premier plan, et le sentiment au dernier.

À mesure que le jour s’avançait, j’en arrivai à souhaiter n’avoir jamais entendu parler des reliques d’Aspern, et je maudis l’extravagante curiosité de Cumnor qui m’avait mis sur leur piste. Nous n’avions que trop de matériaux en dehors de ceux-là, et l’embarras où je me trouvais n’était que la juste punition de cette folie, la plus fatale des folies humaines : n’avoir pas su nous arrêter à temps. C’était très gentil de se dire qu’il n’y avait point d’embarras, qu’il existait un moyen bien simple de s’en tirer, que je n’avais qu’à quitter Venise par le premier train du matin, après avoir écrit un billet qui serait remis à Miss Tina sitôt que je serais hors de la maison ; cependant mon embarras était tel que, lorsque j’essayai de composer le billet, par avance, afin qu’il fût bien à mon goût (je comptais l’écrire au net aussitôt que je serais rentré, avant de me coucher), je ne pus trouver autre chose que ceci : « Comment vous remercier de la rare confiance que vous m’avez témoignée ? »

Mais ça ne faisait pas du tout l’affaire ! ça donnait exactement l’impression qu’une acceptation allait suivre. Naturellement, je pouvais disparaître sans rien écrire du tout, mais c’était brutal, et je tenais encore à éviter toute solution brutale. À mesure que ma confusion et mes remords se calmaient, je n’en revenais pas de l’importance que j’avais attachée aux paperasses froissées de Juliana ; leur pensée me devint odieuse, et j’étais aussi vexé contre la vieille sorcière dont la superstition avait reculé devant leur destruction, que contre moi-même, qui avais déjà dépensé plus que je ne pouvais me le permettre, en essayant de me rendre maître de leur destinée.

Je ne me rappelle plus ce que je fis, où j’allai après avoir quitté le Lido, ni à quelle heure et quel degré de calme j’avais reconquis quand je me décidai à regagner mon bateau. Je sais seulement que, dans l’après-midi, quand l’air était embrasé par le couchant, j’étais devant l’église des Saints-Jean-et-Paul, regardant la petite tête aux mâchoires carrées de Bartolomeo Colleoni, le terrible condottiere si puissamment campé sur son cheval de bronze, au-dessus du haut pié-