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Page:James - Les Papiers de Jeffrey Aspern, paru dans le Journal des débats, 1920.djvu/15

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Eh bien, je ne m’en étonne pas : c’est une si belle vieille maison ! Je suppose que vous avez tous la jouissance du jardin, continuai-je, mais je vous assure que je ne gênerais personne. Je serais très tranquille et me tiendrais dans mon coin.

— Nous en avons tous la jouissance ? répétât-elle comme dans le vague sans s’approcher de la fenêtre, mais en regardant mes chaussures. Elle semblait me croire capable de la jeter dehors.

— Je veux dire votre famille, tous, tant que vous êtes.

— Il n’y a qu’une personne en dehors de moi. Elle est très vieille, elle ne sort jamais.

Je ressens encore le frisson qui me saisit à cette exacte identification de Juliana ; en dépit de quoi néanmoins je ne perdis pas la tête :

— Seulement une autre personne dans toute cette grande maison !

Je feignis d’être non seulement stupéfait, mais presque scandalisé.

— Chère madame, alors, vous devez avoir de la place à revendre ?

— À revendre ? répéta-t-elle, comme pour le seul plaisir, intense et inaccoutumé chez elle, d’entendre ses propres paroles.

— Quoi ? sûrement, vous n’habitez pas, deux femmes paisibles — vous, au moins, êtes paisible, je le vois —, cinquante pièces !

Puis dans un élan d’espoir et de bonne humeur je posai directement la question :

— Ne pourriez-vous pas pour un bon prix m’en louer deux ou trois ? C’est cela qui m’irait bien.

J’avais maintenant exposé le thème qui exprimait mon désir, et il n’est pas nécessaire de répéter toute la musique que j’en tirai. Je finis par persuader mon interlocutrice que j’étais un être dépourvu de mauvais desseins, mais évidemment je ne tentai pas de lui persuader que je le fusse d’excentricités. Je répétai que j’avais des études à poursuivre ; que j’avais besoin de calme ; qu’un jardin faisait toutes mes délices et que j’en avais vainement cherché un par toute la ville ; que je prenais l’engagement qu’avant un mois d’ici la chère vieille maison disparaîtrait sous les fleurs. Je crois que ce furent les fleurs qui me firent remporter la victoire, car je découvris plus tard que Miss Tina — tel fut le nom quelque peu incongru qui se trouva être celui de la longue et balbutiante demoiselle — avait pour elles un appétit insatiable.

Quand je parle de victoire remportée, je veux dire qu’en la quittant j’emportais la promesse qu’elle en référerait à sa tante. Je la priai de m’informer qui sa tante pouvait bien être, et elle répondit : « Mais, miss Bordereau », avec un air surpris, comme si c’était une chose ad-