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Page:James - Les Papiers de Jeffrey Aspern, paru dans le Journal des débats, 1920.djvu/16

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mise que je le susse. Il y avait en miss Tina de ces contradictions qui, ainsi que je l’observai plus tard, contribuaient à la rendre agréablement déconcertante et intéressante. C’était le souci de ces deux dames de vivre de telle sorte que le monde ne parlât point d’elles et ne les approchât point, et cependant elles n’étaient pas complètement résignées à l’idée qu’on les ignorât ; mais, au moins, chez miss Tina, toute capacité d’entrer en contact avec les humains et de s’en montrer reconnaissante n’était pas éteinte ; ce contact, je l’établirais dans une certaine mesure si je venais à vivre dans la maison.

— Nous n’avons jamais rien fait de ce genre ; nous n’avons jamais eu de pensionnaire, ni d’hôte d’aucune sorte.

Elle mit son point d’honneur à bien établir le fait :

— Nous sommes très pauvres, nous vivons très médiocrement, presque de rien ; les pièces, celles que vous pourriez avoir, sont nues ; elles ne contiennent absolument rien. Je me demande comment vous feriez pour y coucher, pour y manger.

— Avec votre permission je pourrais facilement y mettre un lit, quelques chaises et des tables. C’est la moindre des choses et l’affaire d’une heure ou deux. Je connais un petit bonhomme qui me louerait pour une bagatelle le peu dont j’aurais besoin, ce qui m’est indispensable. Mon gondolier apporterait tout cela dans son bateau. Sans doute, dans cette grande maison, vous devez avoir une seconde petite cuisine, et mon domestique, qui est étonnamment débrouillard — ce personnage était une invention subite de ma part, — m’y cuira aisément une côtelette. Mes goûts, mes habitudes sont des plus simples : je ne vis que de fleurs ! Puis je me hasardais à ajouter que, si elles étaient très pauvres, c’était une raison de plus pour louer leurs chambres. Elles étaient mauvaises économistes : on n’avait jamais vu un tel gaspillage de matière première.

Je m’aperçus immédiatement que la bonne dame n’avait jamais été traitée de telle façon : avec une fermeté cordiale qui n’excluait pas la sympathie, qui au contraire se fondait sur elle. Elle aurait bien pu me dire que ma sympathie était de l’impertinence, mais, par bonheur, elle n’y pensa point. Je la quittai, après qu’il eut été entendu qu’elle soumettrait la question à sa tante et que je pourrais revenir le lendemain apprendre leur décision.

— La tante refusera ; elle trouvera toute cette manigance très louche, déclara sèchement Mrs Prest peu après, lorsque j’eus repris ma place dans sa gondole.