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Page:James Guillaume - L'Internationale, III et IV.djvu/226

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tranquilles, tout heureux, appelant ici la sœur, la mère, et je pensais avec consternation au désespoir qui s’emparerait d’Antonie et du père à la première nouvelle de la catastrophe qui les attendait. L’abstraction révolutionnaire de Cafiero ne le comprendra pas, mais toi, Emilio, et toi, Antonie, vous le comprendrez. Ce fut au point que, dominé par cette idée fixe si terrible pour moi, je négligeai ou je ressentis beaucoup moins vivement l’insulte directe qui était contenue dans les déclarations de Cafiero. Si j’eusse été seul, au premier mot je lui aurais abandonné cette maudite Baronata avec tout ce qu’elle contient, et je ne me serais pas abaissé à lui adresser une seule parole. Eh bien, l’idée du désespoir et de l’abîme dans lesquels j’allais plonger Antonie et son père m’a rendu lâche. Au lieu de penser à mon honneur injustement insulté par celui duquel je devais attendre le moins cette insulte, je pensais aux moyens de sauver non moi sans doute, mais les miens. Quant à moi, ma résolution était prise, j’étais décidé à mourir. Mais, avant de mourir, je crus devoir assurer le sort des miens.

Tous ces jours à partir du 15 furent un véritable enfer pour moi. Je songeais jour et nuit aux moyens de salut pour les miens, et, à force de penser, je trouvais ces moyens, qui n’auraient exigé presque aucun nouveau sacrifice, ou de très petits sacrifices, sans aucun détriment pour la révolution, de la part de Cafiero. Mais pour réaliser ces moyens, il aurait fallu pouvoir s’entendre avec lui. Mais cela était devenu impossible, car, outre la difficulté qu’il éprouve toujours à saisir une idée au premier abord, et l’obstination extraordinaire de l’idée qui le domine dans le moment, il y avait en lui cette défiance injurieuse qui jaillissait de chacune de ses paroles, de ses gestes, de ses regards, et qui me paralysait complètement. Après beaucoup de vains efforts, je pris enfin la résolution suprême que j’eusse dû prendre dès le premier moment. Je fis l’acte par lequel je lui abandonnais la Baronata avec tout ce qu’elle contenait, y compris les vaches et les chevaux malades. Mais j’eus encore la faiblesse d’accepter de lui la promesse d’assurer d’une manière ou d’une autre le sort de ma famille après ma mort, qui, j’espère, ne sera pas lointaine.


Ce fut seulement le samedi 25 juillet, au soir, que Bakounine, après dix longs jours de luttes intérieures, dont il n’avait rien dû laisser soupçonner à sa femme, signa l’acte de cession de la Baronata à Cafiero, en présence de deux témoins, Emilio Bellerio et l’avocat Remigio Chiesa. En même temps, il décidait de partir secrètement pour Bologne ; mais il voulait que sa véritable destination et le motif de son départ restassent cachés à Antonia : aux yeux de sa femme, il ne devait s’agir que d’une absence de quelques jours, d’un voyage à Zürich pour y conférer avec des amis russes.

Le Mémoire justificatif ne parle pas des affaires d’Italie, des préparatifs qui se faisaient dans ce pays en vue d’un mouvement insurrectionnel, et de la venue à la Baronata, pendant les jours mêmes où Bakounine se débattait eu de si cruelles angoisses, de quelques-uns de ceux qui devaient diriger le mouvement, entre autres Malatesta et Costa. Mais les récits de Cafiero en septembre 1874, et les communications orales qui m’ont été faites par Ross, trente ans plus tard, en 1904, me permettent de suppléer jusqu’à un certain point à cette omission bien compréhensible. Lorsque Cafiero revint de Barletta le 13 juillet, il rapportait une somme assez considérable, destinée, conformément à la décision prise d’accord avec ses amis italiens, non plus à la Baronata, mais à l’achat d’armes, de munitions, de dynamite, etc. ; et immédiatement on se mit à travailler, avec une activité fiévreuse, à ces derniers préparatifs,