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Page:James Guillaume - L'Internationale, III et IV.djvu/599

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asseoir dans quelque pâturage. À l’hôtel, nous fîmes une rencontre tout à fait inespérée : celle de Mme Adèle Joukovsky, à ce moment en séjour à Champéry avec sa mère et quatre jeunes garçons, dont deux étaient ses fils et deux ses neveux (les fils de Mme Olga Levachof). J’eus beaucoup de plaisir à faire la connaissance de la mère de Mme Joukovsky, la générale Zinovief, dame âgée fort aimable et spirituelle, fille du général Jomini[1] : sa conversation était des plus intéressantes pour moi ; si, comme on peut bien le penser, nous n’étions pas souvent d’accord, je trouvais profit à voir mes idées passées au crible de sa critique ; son esprit alerte et caustique, toujours en éveil, m’obligeait à mieux me rendre compte du fort et du faible d’un raisonnement. Avec les quatre jeunes gens, qui étaient de fort gentils garçons, je fis quelques courses de montagne, au col de Coux[2], à Bonavaux et au pas d’Encel, etc. ; nous allions parfois allumer du feu dans quelque endroit solitaire, pour griller des pommes de terre sous la cendre, ce qui faillit un jour nous faire dresser contravention par l’autorité, le règlement de police interdisant de faire du feu dans les champs. Nous nous offrions aussi des distractions musicales : il y avait, dans l’église du village, un petit orgue ; payant d’audace, j’allai demander au curé une autorisation qui me fut gracieusement accordée ; et grâce à la complaisance de mes jeunes collaborateurs, qui manœuvraient les soufflets, je pus donner à un auditoire bénévole un concert improvisé dont la messe en sol de Mozart et l’Alleluia du Messie formaient le programme ; malheureusement, à une seconde séance, je risquai des morceaux d’opéra italien, imprudence qui me fit retirer l’autorisation.

Ces quelques jours de trêve et de détente me rendirent une nouvelle vigueur, et à la fin de juillet j’allai reprendre mon poste. Mme Zianvief, sa fille et ses petits-fils insistaient amicalement pour m’engager à prolonger mes vacances : mais je devais me trouver le 4 août à Saint-Imier pour le Congrès jurassien, et j’étais cité à comparaître le 16 août à l’audience du tribunal correctionnel de Berne pour l’affaire du 18 mars ; il m’était donc impossible de rester plus longtemps à Champéry. Ma femme, avec l’enfant, se rendit à Sainte-Croix chez sa sœur pour y passer le mois d’août, et je revins à Neuchâtel le mardi 31 juillet.

Le jeudi 2 août, Paul Robin, qui depuis des années projetait de faire un voyage en Suisse, arrivait à Neuchâtel avec sa femme et ses trois enfants ; ils y passèrent deux jours avec moi, et le samedi 4 nous montâmes ensemble au Val de Saint-Imier, où la famille Robin devait s’installer pour un mois.

Pendant mon absence, le Bulletin, imprimé par les soins de Brousse, avait publié deux grands articles de Kropotkine (n°s 29 et 30, des 22 et 29 juillet). Dans le premier, l’auteur attaquait les sophismes par lesquels on essayait d’intéresser les ouvriers à la politique parlementaire, et mettait à nu, avec une impitoyable logique, le mensonge des politiciens :


À quel prix parvient-on à amener le peuple aux urnes ? Ayez la franchise de l’avouer, messieurs les politiciens : C’est en lui inculquant cette illusion, qu’en envoyant des députés au Parlement il parviendra à s’affranchir et à améliorer son sort, c’est-à-dire en lui disant ce que l’on sait être un absolu mensonge. Ce n’est certes pas pour le plaisir de faire son éducation que le peuple allemand donne ses sous pour l’agitation parlementaire ; c’est parce que, à force de l’entendre répéter chaque jour par des centaines d’ « agitateurs », il finit par croire que vraiment par ce moyen

  1. Le général Jomini (1779-1869), né à Payerne, et par conséquent Vaudois de nationalité, après avoir fait ses premières armes sous Napoléon, prit du service en Russie. Ses ouvrages de stratégie l’ont placé au premier rang des écrivains militaires.
  2. C’est le col par où Joukovsky, en juillet 1869, avait conduit de Champéry en Savoie son élève, la jeune Marie, pour la soustraire aux poursuites de ceux qui venaient d’enlever les autres enfants de la princesse Obolensky (voir t. Ier, p. 179.)