Page:Jaurès - Histoire socialiste, IX.djvu/259

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tion universelle, sous prétexte que le même Newton a écrit un commentaire extravagant de l’Apocalypse. Pierre Leroux vint à son secours en rappelant qu’aux États-Unis on laissait librement se faire des expérimentations de ce genre. Mais l’Assemblée avait son siège fait. Elle écarta dédaigneusement la proposition sans la discuter.

Et l’école, réduite à ses propres ressources, fut obligée de réduire aussi ses ambitions. L’essai tenté à Condé-sur-Vesgre, dès 1831, n’avait jamais été reconnu par elle pour valable, tant il était imparfait. L’entreprise agricole- industrielle de Sigville en Algérie n’appliquait guère que deux principes détachés d’un vaste ensemble, la participation aux bénéfices et le salaire minimum. Godin, à Guise, n’avait pas encore élevé son Familistère. L’Amérique était le pays d’élection où se réfugiaient des espérances tenaces ; mais le Brésil et plus tard le Texas devaient réserver à ces essais des Fouriéristes un sort très analogue à celui qui échut aux communautés des Cabétistes.

Grande était pourtant la différence entre eux sur un autre point. La commune fouriériste comporte : en matière politique, la démocratie intégrale, la suppression du gouvernement, l’administration libre et directe des choses par tous ceux qui en sont membres ; en matière économique, le travail attrayant, les tâches librement choisies, l’armée, cet antique organe de l’autorité, transformée en pacifique instrument de besognes industrielles et agricoles.

Mais c’est en Proudhon que ce courant libertaire, qui part de Fourier, atteint sa plus grande intensité. Pour comprendre son attitude, il faut se bien pénétrer de son caractère et de sa méthode. Par nature c’est un combatif, un agressif et un outrancier. Il aime les formules paradoxales, hostiles, rébarbatives. C’est un plaisir pour lui d’étourdir et d’effaroucher les gens. Logicien fanatique de logique, il déduit, comme un géomètre, toutes les conséquences d’un principe posé, et, pour peu que le principe soit erroné ou incomplet, ce qui revient à peu près au même, il se trompe avec une énergie que rien n’arrête ; il va au bout de sa pensée avec une confiance imperturbable dans l’infaillibilité de ses raisonnements. Cette intrépidité de bonne opinion qu’il a de son intelligence fait de lui un redoutable pamphlétaire. Il est volontiers dur, sarcastique, impitoyable pour les autres. Quand il saisit une proie dans ses griffes, il la déchire, il la déchiqueté avec une sorte d’ivresse cruelle. Il a porté dans la polémique d’idées l’injure, qui est toujours preuve de mauvaise éducation, d’infatuation personnelle et d’humeur acariâtre. Proudhon, cet isolé, dont les coups de boutoir sont marqués sur tous ses contemporains, ressemble à ces redoutables sangliers que l’on appelle des solitaires. S’il n’a pas eu beaucoup de disciples, il a fait en cela beaucoup d’élèves.

Cette prédisposition de casseur de vitres, que Proudhon doit à son tempérament de paysan du Danube, à ses origines plébéiennes, à la façon dont