Page:Jaurès - Histoire socialiste, IX.djvu/260

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il a fait ses études tout seul et par morceaux, aux difficultés de sa vie première qui ont tenu longtemps un écrivain d’élite dans les occupations infimes de bouvier et de garçon de cave, fut aggravée encore par la méthode qu’un réfugié allemand Karl Grün, paraît lui avoir enseignée. C’est la méthode dialectique de Hegel. Suivant ce philosophe et suivant Proudhon, toutes les choses se présentent à l’esprit humain et se développent dans la réalité sous forme d’antinomies, c’est-à-dire en opposition complète l’une avec l’autre. Vous concevez, par exemple, l’idée de propriété privée ; cela engendre l’idée contraire de propriété commune. Une société s’organise sous le régime de la libre concurrence ; de la concurrence naît le monopole, qui en est la contradiction, et ainsi de suite. Dans l’évolution de toute institution ou de toute idée, il y a de la sorte une première phase, qui est la thèse ; une seconde phase, qui est l’antithèse. Après quoi le problème consiste à opérer la synthèse, c’est-à-dire à découvrir un principe supérieur qui domine et concilie les deux premiers ; à résoudre et à effacer l’opposition primitive dans une harmonie où les deux extrêmes se combinent et s’équilibrent.

Je n’ai pas à faire la critique de cette méthode ; il y faudrait tout un cours de philosophie. À peine ferai-je remarquer que parfois Proudhon manœuvre assez mal son appareil dialectique ; qu’il crée des oppositions, quand il n’en rencontre pas dans la réalité ; qu’il fait de fausses antithèses, comme on fait de fausses fenêtres sur une maison, pour la symétrie ; qu’il cherche une conciliation là où il faudrait résolument choisir entre deux opinions incompatibles, semblable à quelqu’un qui entre ces deux affirmations : 2 et 2 font 4 et 2 et 2 font 5. s’obstinerait à trouver un compromis. Mais le peu que j’ai dit des procédés logiques et quelque peu scolastiques auxquels il se complaît suffit à faire comprendre les positions successives que prend Proudhon à propos de chaque problème. En tout sujet il plaide le pour et le contre. Il a dit par exemple tous les dangers, toutes les injustices, tous les inconvénients de la propriété individuelle ; il en dira ensuite, parfois dans un autre ouvrage, tous les avantages, toutes les grandeurs, toutes les beautés. Il agit de même pour les machines, pour les impôts, pour le socialisme, dressant toujours en face l’un de l’autre un tableau poussé au rose et un tableau poussé au noir. C’est le sens du gros volume qu’il a intitulé : Système des contradictions économiques (octobre 1846).

Cette façon de tenir pour chaque œuvre humaine une comptabilité en partie double lui donne une figure équivoque. Ami et ennemi de tout le monde, telle paraît être sa devise. Il semble un sophiste qui s’amuse à jongler avec les idées, à dire tour à tour blanc et noir ; qui se tient toujours prêt à argumenter contre n’importe qui et contre n’importe quoi pour la joie maligne d’exercer


L’esprit contrariant qu’il a reçu des cieux.