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Pascal disait de l’homme : « S’il s’élève, je l’abaisse ; s’il s’abaisse, je l’élève, jusqu’à ce qu’il comprenne qu’il est un monstre incompréhensible. » Proudhon paraît se donner cette fonction de Méphistophélès de la démocratie envers tout penseur qui affirme.

Avant 1848, il avait ainsi accumulé beaucoup de thèses et d’antithèses. Mais où était la synthèse ? On la cherchait ; et, en fait d’élément positif où se raccrocher au milieu des ruines qu’il avait entassées, on ne trouvait guère que ceci : que le mal social était profond ; que, pour le guérir, on ne pouvait compter ni sur l’association, ni sur l’intervention de l’État ; qu’il fallait une réorganisation économique profonde, une transformation intégrale, faite au moyen de la science et de la liberté. Les événements de la Révolution le forcèrent à se faire et à publier sa doctrine au jour le jour. Réfugié en Belgique à la suite d’un procès de presse (Mars 1841), il a l’imprudence de revenir à Paris ; il est reconnu, arrêté et, jusqu’à la fin de la République, il demeure en prison. Ce fut peut-être une bonne fortune pour lui. Il échappe à l’éparpillement de l’homme d’action. Il peut se replier, se concentrer sur lui-même. Il écrit, sans compter d’innombrables articles de journaux, deux livres : Les Confessions d’un révolutionnaire (Nov. 1849) et L’Idée générale de la Révolution (Juillet 1851). C’est là que sont contenues ses opinions de cette époque : car avec lui, plus qu’avec personne, il faut toujours dater.

Pour ne parler que du rôle assigné par lui à l’État, il n’est pas hostile, non plus que Considérant, à une intervention provisoire et modérée des pouvoirs publics dans le domaine économique tel qu’il existe. Considérant, sous le nom de garantisme, voudrait un ensemble d’institutions garantissant à tout membre de la Société un minimum de bien-être. Proudhon, lui aussi, plus d’une fois, fait appel à l’autorité : « Car pourquoi, dit-il, pour changer les choses, ne me servirais-je pas des choses mêmes ? » Il dit encore, ce qui n’est pas moins formel : « Puisque l’État est le grand ressort de la société, nous nous servirons de l’État ». Mais ce n’est pour lui qu’une concession à des nécessités momentanées, et le système politique qu’il préconise alors pour l’avenir est l’an-archie.

On appelle couramment Proudhon le père de l’anarchie. Mais il convient de se rappeler qu’il a eu beaucoup de précurseurs, à commencer par Jean Jacques, qui, avant d’écrire le Contrat social, avait crié anathème à la société et à ses lois. Les négateurs passionnés de toute autorité abondent dans l’époque romantique ; ils ont les honneurs du roman, témoin Jean Sbogar, un personnage de Charles Nodier, ou Stello, le héros maladif d’Alfred de Vigny. En 1841, un communiste J. J. May, dans le journal L’Humanitaire, écrivait ceci : « Le gouvernement démocratique doit être anarchique, dans l’acception scientifique et non révolutionnaire du mot ». Mais c’est quand même Proudhon qui a ramassé, condensé en théorie des idées qui avant lui ne se présentaient que sous forme de boutades éparses.