Page:Jaurès - Histoire socialiste, VI.djvu/115

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l’offensive mettre un soin extrême à tenir secrète la zone du rassemblement[1]. » Les espions envoyés à Dijon virent manœuvrer des bataillons ridicules de volontaires encadrés par quelques vieux soldats. Il y avait aussi tout un état-major très affairé, et l’on trouve au ministère de la guerre des lettres nombreuses de chefs se plaignant, qui de manquer d’argent[2], qui de manquer de locaux, qui d’être volé par les fournisseurs[3], il y a aussi une instruction détaillée du général Dumas au général Clarke[4], indiquant, avec minutie, l’équipement des volontaires à cheval et à pied… Il y a, en un mot, beaucoup de paperasses, mais pas d’hommes. Et c’est dans ces conditions que l’étranger ne trouva pas assez de moqueries à prodiguer à cette fameuse armée de réserve. Mélas reçut l’ordre de ne pas s’en préoccuper : elle n’existait pas.

On a écrit que Bonaparte ne prévint pas ses lieutenants de son intention de commander en chef l’armée de réserve. Il faut distinguer. La Constitution de l’an VIII ne disait pas si le premier consul pouvait prendre la tête des armées. L’opinion générale était qu’il ne le pouvait pas, étant chef du pouvoir civil. C’est pourquoi Berthier céda le portefeuille de la Guerre à Carnot, et devint nominalement général en chef de l’armée de réserve. Le Bulletin du 5 juin 1800 dira de Milan : « Le général en chef et le premier consul ont assisté à un concert… « Mais, dès le premier jour, Bonaparte a l’intention de commander, et, le 25 janvier 1800 (rappelons-nous qu’il est précisément en pourparlers pour la paix !), il écrit à Berthier lui-même : « Mon intention, citoyen ministre, est d’organiser une armée de réserve dont le commandement sera réservé au premier consul. » À Masséna, il écrit dès le 5 mars : « Je réunis à Dijon une armée de réserve, dont je me réserve le commandement direct. » C’est à Moreau, — le rival ! — qu’il cache ses intentions le plus possible. Le 22 mars, il lui mande son projet de faire entrer des troupes en Lombardie : « Cette dernière opération sera confiée au général en chef de l’armée de réserve rassemblée à Dijon, qui se concertera avec vous, et dont les consuls vont faire le choix. » Nous voici donc éclairés. Une dernière lettre, de Berthier celle-ci, nous montrera qu’il savait, quant à lui, à quoi s’en tenir sur la valeur réelle de son titre. Il écrit de Lausanne au général Dupont, le 12 mai 1800 : « Dites au général Boudet de donner des ordres pour qu’il se trouve des chevaux au relais de Vevey demain pour la voiture du général en chef et pour la mienne, afin que nous allions promptement à Villeneuve…

  1. Général Bonnal. L’Esprit de la guerre moderne, De Rosbach à Ulm, p. 131.
  2. Dubreton à Berthier, 28 mars 1800. Chabran à Bonaparte, 6 avril 1800.
  3. On trouve une indication des trafics auxquelles donnèrent lieu les subsistances dans des passages comme celui-ci où Dubreton, ordonnateur en chef de l’armée de réserve, écrit à Berthier, ministre de la guerre : «… Le service des vivres, pain, légumes, etc., sera fait, nonobstant les observations de quelques sous-traitants qui, après avoir exigé de la Compagnie Vanderberg des prix énormes, voudraient encore faire annuler leurs engagements… » Il est à regretter que les cartons des archives de la Guerre touchant les fournisseurs aient disparu.
  4. 24 mars 1800. Il résulte de cette instruction que le prix d’équipement complet d’un volontaire à cheval était de 557 fr. 70, celui d’un volontaire d’infanterie, 114 fr. 75.