Page:Jaurès - Histoire socialiste, VI.djvu/131

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vous. » Lanfrey critiquant avec une ardeur singulièrement frappante la valeur du rapprochement franco-russe en 1800 et 1801, rejette cette lettre du tsar qui n’aurait existé que dans la pensée de Napoléon. Bonaparte, aurait eu, en réalité, une note où « on le traitait à peu près comme le gouverneur de quelque province éloignée de l’empire russe[1]. » La lettre de Paul Ier figure pourtant dans l’ouvrage fondamental de Martens[2] et M. Sorel[3] la reproduit également sans la mettre en doute. Il semble qu’on puisse croire qu’elle a été véritablement écrite. Lanfrey établit une critique juste sans doute, mais personnelle, lorsqu’il dit que « l’alliance ne pouvait être durable sans que la France de 1789 se reniât elle-même » ou encore qu’elle était « anti-européenne, accouplait la civilisation à la barbarie en rendant la France solidaire du système monstrueux des czars… ». Il n’en demeure pas moins vrai que Bonaparte avait intérêt à faire agir Paul Ier contre l’Angleterre et la façon très rapide dont le tsar s’est laissé séduire[4], l’envoi d’un plénipotentiaire russe, M. de Kolytchef, montre assez qu’il était véritablement disposé à traiter. Dès lors, sa lettre du 20 janvier est absolument possible. Nous savons qu’au même moment Bonaparte devient plus exigeant dans ses demandes à l’Autriche, et signe avantageusement le traité de Lunéville, suivi du traité de Florence (28 mars 1801) qui ferme les ports napolitains aux Anglais, du traité de Madrid (21 mars 1801) qui récompense l’Espagne (la Toscane est donnée à un infant) du concours promis contre les Portugais, éternels alliés de l’Angleterre.

Toutes ces opérations diplomatiques, on le voit, n’ont qu’un objet : isoler l’Angleterre. Elle est maîtresse des océans, c’est entendu, mais elle n’a plus de débouchés pour ses produits, elle est chassée du continent. Pendant que l’influence française s’étend, Bonaparte et Paul Ier travaillent à établir une alliance. Kolytchef était arrivé le 6 mars 1801 à Paris. Ses instructions portaient « la garantie de Malte après la restitution au grand-maître, et ce grand-maître serait le tsar ; la restitution de l’Égypte à la Porte ; la reconnaissance de la limite du Rhin, afin d’humilier l’Autriche. Kolytchef devait porter Bonaparte à faire une descente sur les côtes d’Angleterre, lui inspirer l’idée de prendre le titre royal et d’établir la succession au trône dans sa famille ; enfin Bonaparte était invité à fermer les clubs révolutionnaires à Paris et particulièrement le club polonais[5]. » Tant qu’il s’agit des négociations intéressant seulement les deux pays, tout alla bien entre Talleyrand et Kolytchef, mais « la question de la paix générale découvrit toutes les opposi-

  1. Lanfrey, o. c, II, 217.
  2. Martens, Traités de la Russie, t. XIII, p. 251.
  3. Sorel, o. c, p. 94.
  4. Bonaparte lui avait fait présent de l’épée donnée par le pape Léon X au grand-maître de l’ordre de Malte, Lisle-Adam. Il lui avait renvoyé 8 000 prisonniers russes complètement équipés. Par contre, Paul Ier obligea Louis XVIII à quitter Mittau.
  5. Sorel, o. c., p.109.