Page:Jaurès - Histoire socialiste, VI.djvu/16

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au général Bonaparte de confisquer la Révolution. Ils avaient ramassé une certaine fortune et ils avaient pour unique souci de la conserver. Or, pour cela, il fallait éviter les secousses semblables à celles du passé, car elles sont plus propres à briser les fortunes faites qu’à les consolider. On parle donc de « l’ordre », c’est-à-dire le pouvoir fortement établi. Et puisque Bonaparte semble vouloir prendre ce pouvoir, il y a tout intérêt pour les capitalistes à crier : « Vive Bonaparte ! » Ils ont fait plus. On connaît, en effet, la lettre adressée par le financier Ouvrard, fournisseur de la marine, à l’amiral Bruix, ministre de ce département, lorsque, le 18 brumaire, au matin, il eut vu passer, de sa maison de la rue de Provence, Bonaparte et son cortège :

« Citoyen amiral,

Le passage du général Bonaparte se rendant au Conseil des Anciens, quelques mouvements de troupes, me font pressentir qu’il se prépare du changement dans les affaires politiques ; cette circonstance peut nécessiter des besoins de fonds. Je vous prie, mon cher amiral, d’être l’interprète de l’offre que je fais d’en fournir tout de suite. J’ai pensé que celui qui est chargé du service le plus important dans la partie que vous commandez, pouvait, sans indiscrétion, vous faire une pareille offre, et que vous n’y verriez qu’une preuve de son dévoûment pour la chose publique, au succès « de laquelle il cherchera toujours à coopérer.

Salut et considération. »

Ouvrard offre donc une première mise de fonds — et il est indispensable du reste qu’il y en ait une au moment d’un coup d’État. C’est assez dire avec quel enthousiasme le monde de la haute finance était prêt à soutenir le général factieux. Celui-ci du reste était connu des fournisseurs : à l’armée d’Italie, à l’armée d’Égypte, il avait été en relations avec eux, et ils ne pouvaient oublier que c’était un homme d’affaires — un des leurs, presque ! — celui qui, avant la campagne d’Italie encourageait ses soldats au pillage des pays qu’ils allaient parcourir ! La présence du général Bonaparte à la tête du gouvernement, c’était, pour toute la race des fournisseurs, la perspective de bénéfices assurés pendant des guerres futures. La satisfaction des gens de Bourse se manifesta du reste d’une façon évidente par la hausse immédiate du tiers consolidé. De 11 fr., 38 le 17 brumaire, il passe le 18 à 12 fr., 88 ; est à 14 fr., 38 le 19, et monte ainsi les jours suivants à 15 fr., 63, 17 fr., 75, 19 fr., 25. Il est à 20 fr. le 24 brumaire.

M. Aulard[1], commentant cette hausse des cours, rappelle le mot de Talleyrand à qui Bonaparte demandait plus tard l’origine de sa colossale fortune et qui, en « effronté courtisan », répondit : « J’ai acheté de la rente la veille du coup d’État de brumaire et je l’ai revendue le lendemain ».

  1. Études et Leçons sur la Révolution française, seconde série, p. 223.