Page:Jaurès - Histoire socialiste, VI.djvu/17

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Au-dessus de la haute bourgeoisie riche, étalant à Paris un luxe immodéré, la masse de la moyenne bourgeoisie s’étend sur tout le territoire. On dit souvent que la Révolution a été faite pour les bourgeois, c’est vrai, mais il serait peut-être plus exact encore de dire qu’elle a fait des bourgeois. Et, en effet, prenons par exemple le fermier de l’ancien régime. Avant 1789, il exploitait une terre qui n’était pas la sienne, travaillant pour un maître qu’il connaissait peu ou point, puisque Versailles retenait ce maître et qu’il n’en avait guère de nouvelles que dans l’instant où il devait lui adresser les revenus de la propriété. Cependant, ce sol qu’il travaillait, le fermier l’aimait et, quand les épis mûrs se courbaient, ce n’est point sans le sentiment d’une tristesse profonde qu’il songeait à l’instant où il les faudrait couper — pour d’autres ! L’agriculteur aime la terre, comme le pêcheur aime l’Océan, parce que c’est d’elle qu’il tire et ses joies et ses peines, c’est d’elle qu’il vit. Le jour où éclata la Révolution, un grand nombre de paysans, de fermiers se soulevèrent et poursuivirent au nom des principes nouveaux le but qui leur apparaissait à eux comme le plus juste à atteindre : l’affranchissement de la terre.

Mais ici encore, nous le verrons, la Révolution n’a pas abouti. Elle a été détournée, arrêtée dans sa marche. Quand, par suite de l’émigration, des troubles et de la vente des terres à vil prix, des fermiers ou des gens de la campagne ont été mis en possession de parties plus ou moins considérables de terrains, ils ont estimé que pour eux la Révolution était terminée et n’ont demandé qu’à exploiter et faire rapporter des terres qu’ils désiraient depuis longtemps et qu’ils aimaient davantage encore dès l’instant où ils en étaient les maîtres. C’est ainsi que le petit propriétaire foncier, fait tel par la Révolution est devenu à la fois contre-révolutionnaire et ami de la Révolution. Le petit propriétaire foncier est alors, si l’on peut ainsi dire, un conservateur révolutionnaire, c’est-à-dire que, considérant la Révolution comme terminée du jour où il est propriétaire, il entend conserver le bénéfice de la Révolution. Ce bénéfice c’est, pour lui, sa propriété.

M. Vandal[1] nie que la Révolution ait créé la petite propriété. Sans doute on n’a pas vu surgir subitement sur le territoire cette forme de répartition de la richesse, mais ce qui est indiscutable, c’est que la Révolution, tout en libérant la petite propriété existante qu’écrasaient les charges anciennes, a multiplié dans d’énormes proportions le nombre des petits propriétaires. M. Vandal, lui-même, est obligé de le reconnaître lorsque, parlant des travaux de Tocqueville, de MM. d’Avenel, Loutchitchsky, Anglade et Lecarpentier sur la répartition des biens nationaux entre les diverses classes sociales, il conclut que cette répartition s’est faite entre les bourgeois et les paysans dans une proportion qui a varié selon les régions. C’est donc bien un fait certain que tout un noyau de petits propriétaires paysans existe

  1. Ibid. p. 45.