Page:Jaurès - Histoire socialiste, VI.djvu/162

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On avait retrouvé l’homme qui avait vendu la charrette, et cet homme, nommé Lambel, avait fait de son acheteur un portrait qui ressemblait au signalement d’un agent de Georges du nom de Carbon, dit le Petit François. Le 13 nivôse, Fouché connaissait tous les auteurs de l’attentat : Saint-Régeant dit Pierrot, Limoëlan dit Beaumont, La Haye Saint-Hilaire dit Raoul. Le 18 nivôse, Carbon était arrêté. Fouché écrivait le 1er février au préfet du Morbihan : « J’ai fait saisir à Paris le Petit François, qui a été reconnu par tous les témoins et a tout déclaré, savoir : que la charrette et le cheval avaient été achetés par lui, d’après les ordres de Pierrot et de Limoëlan, et que, le 3 nivôse, il avait conduit la charrette, chargée de deux tonneaux et un panier plein de poudre, jusqu’à la rue Neuve des-Petits-Champs, où il a fait livraison du tout à Limoëlan et Pierrot. Il m’a indiqué la retraite de Pierrot. Celui-ci venait de s’en échapper, mais on a trouvé sous son lit un billet à lui adressé par Gédéon, chef sous Georges, qui le presse de hâter son entreprise, et un brouillon de lettre écrite à Georges, dans laquelle il rend compte de toute son opération et des circonstances les plus secrètes qui ont accompagné l’exécution de ce crime affreux[1]… » Le Gédéon dont parle Fouché n’était autre que Georges Cadoudal lui-même.

Le ministre de la police, qui avait vu se coaliser contre lui une foule d’ennemis empressés à le desservir auprès du premier consul, trouva une éclatante revanche, lorsque, maître de la vérité, il put la communiquer à Bonaparte.

Celui-ci persistait dans son projet de détruire à jamais les terroristes. Exactement renseigné sur toutes les circonstances de la conspiration et convaincu qu’elle était l’œuvre des chouans, il ne songea pas à épargner les républicains. Cet homme sans morale et sans justice, cet « auteur du Code », ne pouvait consentir à ne pas frapper des innocents, lorsque son intérêt voulait qu’il les frappât. Son intérêt dans l’espèce avait sa seule source dans la peur. Fouché, dont le rôle fut aussi infâme que celui de son maître, coopéra à une mesure criminelle qui devait décapiter le parti républicain en spéculant sur l’indignation résultant d’un attentat qu’il n’avait pas commis. Bonaparte demanda au Conseil d’État de dresser une liste de proscription. Les Jacobins qui devaient y figurer devaient, selon sa propre expression, être déportés, « non pour le 3 nivôse, mais pour le 2 septembre, le 31 mai, la conspiration de Babeuf ». Fouché avait préparé la mesure par un rapport[2] monstrueux, où il écrivait : « Parmi les hommes que la police vient de signaler, tous n’ont pas été pris le poignard à la main, mais tous sont universellement connus pour être capables de l’aiguiser et de le prendre. Il ne s’agit pas aujourd’hui de punir le passé, mais de garantit l’ordre social ». C’est ce que rejetaient chaque jour les rapports du préfet de police Dubois

  1. Chassin, Pacif., de l’Ouest, III, 681.
  2. Rapport du ministre aux consuls, 11 nivôse.