Page:Jaurès - Histoire socialiste, VI.djvu/168

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approbatifs, c’était la parole organe de bien des consciences, mais le troupeau des hommes est lâche, et il suit impitoyablement le sentier battu où le berger le pousse… Le Corps législatif, à son tour, ratifia la déchéance des juges de paix.

Ce n’était là qu’un à-côté des véritables désirs du premier consul. Lorsque le projet sur les justices de paix était revenu au Tribunat, il était accompagné d’un projet de loi sur les tribunaux spéciaux. Les prolétaires, les ouvriers, les hommes dont la pensée libre rêve d’une société meilleure, tous ceux qui peinent, tous ceux qui souffrent et se révoltent, tous ceux qui voudraient la vie plus belle, plus juste pour la masse énorme des hommes encore asservis à des maîtres politiques et à des maîtres d’argent, tous les exploités, tous les indomptés, les insoumis, tous savent l’effroyable instrument que l’on cache sous ces dénominations de tribunaux spéciaux. C’est par eux que les puissants écrasent et domptent, dispersent et frappent, c’est par eux que le citoyen disparaît, entraîné dans l’exil — ou dans la mort. Ils sont, sous le couvert de la justice, sa négation même, sa cristallisation dans la vengeance. Ils régularisent et justifient la violence qui émane du pouvoir pour contraindre et anéantir toute liberté. Bonaparte tyran devait avoir ses tribunaux spéciaux. Il demanda leur création pour réprimer le brigandage. Que la France, pendant le Consulat, n’ait pas joui sur tout son territoire de la sécurité qu’on a tant vantée, cela est vrai, et nous verrons bientôt, à côté de faits connus comme l’enlèvement du sénateur Clément de Ris en Touraine (1er vendémiaire an IX) et l’assassinat de l’évêque Audrein, dans le Finistère (28 brumaire an IX), que les pillages, les vols à main armée, les assassinats, étaient d’une fréquence prodigieuse. Mais il y avait pour les réprimer des gendarmes, des agents de toutes sortes, et surtout les fameuses colonnes mobiles que suivaient les commissions militaires, et où déjà, sans souci des formes de la justice, on condamnait et on exécutait en quelques heures. « On nous a dit, s’écriait le tribun Ginguené, que la Révolution était finie ! On nous a flattés de l’extinction de toutes les factions de partis ; on nous a vanté la force d’un gouvernement qui n’avait plus besoin que d’être juste ; et cependant ce projet est empreint de tous les symptômes et de tous les signes révolutionnaires. Il suppose de toutes parts des factieux, des séditieux que la loi commune ne peut atteindre, il proclame enfin, de la manière la plus affligeante et la moins équivoque, la faiblesse du gouvernement ». L’historien n’arrive pas à la même conclusion que Ginguené, qui n’expose qu’un argument d’opposition. Ce n’est pas la faiblesse du gouvernement qui est mise en lumière par la demande de création des tribunaux spéciaux, mais seulement la volonté de Bonaparte de se créer une arme nouvelle et forte pour dominer et asservir. Le brigandage est un prétexte comme l’attentat de nivôse en fut un pour l’obtention des mesures illégales contre les républicains. Et, en effet, quelle devait être la compétence de ces tribunaux ?