Page:Jaurès - Histoire socialiste, VI.djvu/169

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« Ils connaissaient, dit M. Aulard[1], de presque tous les crimes qui seraient de nature à inquiéter le gouvernement, et cela sans appel et sans recours en cassation, sauf pour la question de compétence ». On voit, par exemple, cette compétence s’étendre aux menaces contre les acquéreurs de biens nationaux, aux embauchages, aux machinations pour corrompre les gens de guerre, aux rassemblements séditieux. « Quelle réunion ne pouvait être qualifiée de rassemblement séditieux ? demanda Benjamin Constant ». Il y avait loin de ces inculpations à celles de vol, violences, incendie, fausse-monnaie, etc. ! Chaque tribunal — le gouvernement en créerait dans tous les départements où il jugerait bon d’en installer — devait se composer du président et de deux juges du tribunal criminel, de trois militaires et de deux civils désignés par le premier consul ; par conséquent, Bonaparte aurait toujours cinq de ses créatures au sein du tribunal pour y emporter la majorité ! Ces juges devaient être révoqués deux ans après la paix générale ! Cette loi[2] ne passa pas sans une vive opposition. Elle était primitivement accompagnée d’une disposition aux termes de laquelle le gouvernement était autorisé à imposer à toute personne qu’il estimerait dangereuse une résidence dont elle ne pourrait s’éloigner ; or, devant la résistance et l’émotion soulevées par tant de mesures illibérales, il fallut retirer cette disposition. Et sur le texte fondamental, une lutte sérieuse s’engagea, où le talent et l’éloquence se trouvèrent encore par les Benjamin Constant, les Chénier, les Guinguené, les Isnard, au service de la liberté. Bonaparte ressentit une violente colère du fait de cette résistance. « Guinguené, dit-il à une députation du Sénat, nous a donné le coup de pied de l’âne ! Ils sont là douze ou quinze métaphysiciens bons à jeter à l’eau. C’est une vermine que j’ai sur mes habits ; mais je ne me laisserai pas attaquer comme Louis XVI… » Les douze ou quinze métaphysiciens se trouvèrent 41 au moment du vote, et la loi recueillit 49 voix, soit 8 voix seulement de majorité ! Au Corps législatif, la minorité fut de 88 voix contre 192. Benjamin Constant avait donc été entendu lorsqu’il disait : « L’abréviation des formes est une peine ; soumettre un accusé à cette peine, c’est le punir avant de le juger », et la démonstration de Chénier, qui exposa l’inconséquence qu’il y avait à conserver le jury pour le priver de la majeure partie de sa compétence, contribua à rallier une minorité considérable, faite, sinon d’hommes assez indépendants et assez « révolutionnaires » pour entrer en lutte ouverte contre le despotisme, du moins composée de consciences honnêtes, que l’historien socialiste doit saluer dans leur manifestation en un tel temps.

Tout en rendant hommage aux efforts de ceux qui, dans la retraite de la liberté, tentèrent une marche plus lente et plus sûre, afin qu’on n’en perdît

  1. Histoire politique de la Révolution française, p. 724.
  2. Du 18 pluviôse an IX.