Page:Jaurès - Histoire socialiste, VI.djvu/170

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point jusqu’au souvenir, nous ne saurions trop répéter qu’il ne faut pas penser y trouver ce caractère d’irréductibilité qui fait les oppositions fécondes. Dans l’obligation où nous sommes de pousser certains traits du tableau de l’histoire consulaire, on serait tenté de s’étonner que les mouvements que nous indiquons n’aient point abouti au renversement du régime. C’est que l’opposition du Tribunat ou du Corps législatif se faisait en dehors de la nation. Celle-ci n’en savait rien ou peu de chose, et ce qu’elle en savait lui était habilement présenté par le pouvoir exécutif comme contraire au bien public, seul recherché par Bonaparte. Et les deux assemblées elles-mêmes, non issues de la nation, sans rapport avec elle, tenant leurs droits du premier consul et attendant tout de lui, ne pouvaient lui faire qu’une opposition de « coups d’épingle », stérile autant qu’impopulaire. Elle était exactement suffisante pour pousser Bonaparte à de nouveaux actes d’autorité et beaucoup trop faible pour qu’il pût craindre d’être emporté par elle. Il n’hésitait pas, du reste, à jeter sa personnalité dans les débats, se plaisant aux attaques brutales devant lesquelles il fallait s’incliner. C’est ce qui advint, par exemple, au sujet de la présentation de Daunou pour un siège de sénateur. On se rappelle[1] que le Sénat, lorsqu’une place était vacante dans son sein, choisissait un nouveau sénateur sur une liste de trois candidats présentés par le premier consul, le Corps législatif et le Tribunat. Trois sièges s’étant trouvés vacants, le Corps législatif présenta pour le premier Grégoire, le Tribunat désigna Desmeuniers, Bonaparte choisit Jourdan, indiquant de suite pour les deux autres sièges deux militaires, Lamartillère et Berruyer. Le Sénat nomma Grégoire, et le premier consul considéra comme une résistance injurieuse pour lui ce choix qui appelait l’ancien évêque de Blois dans la Haute Assemblée. Sa colère éclata bientôt, quand, pour le second siège, le Tribunat et le Corps législatif désignèrent Daunou, un « idéologue », qu’il détestait, parce qu’il avait une conscience probe et du penchant pour la liberté. En plein Sénat, il dit avec violence : « Je vous déclare que, si vous nommez Daunou sénateur, je prendrai cela pour une insulte personnelle, et vous savez que je n’en ai jamais souffert aucune !… » Daunou ne fut pas nommé. Il est impossible de mettre mieux en lumière que dans ce simple incident, tout ce qu’il y avait de passion dominatrice dans l’âme de Bonaparte. Il est certain, que si le Sénat n’avait pas cédé, il l’aurait brisé, car pour lui, nous le savons, la Constitution n’avait aucune valeur. L’ayant faite, il pouvait la défaire ou la modifier au gré de ses désirs. Mais l’on doit aussi considérer à quel degré d’asservissement en était déjà arrivée une assemblée « révolutionnaire », qui ne murmurait même pas, quand un maître, né d’hier, venait lui parler comme faisait le consul. « Jamais Tibère, écrit un historien, n’avait traité le Sénat romain avec un pareil mépris[2]. »

  1. Voyez supra, p. 40.
  2. Lanfrey, o. c., p. 409.