Page:Jaurès - Histoire socialiste, VI.djvu/176

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armées. Nos baïonnettes sont prêtes à nous venger de l’outrage qu’on nous a fait en les faisant tourner contre nous-mêmes à la fatale journée de Saint-Cloud ; qu’ils disent un mot et la République sera sauvée ! »

Tout ce que contiennent ces deux pièces n’était, en somme, que la condensation, la rédaction de ce qui se disait journellement autour de Bernadotte, et, lorsque le préfet Mounier, mis au courant du « complot » par le général de division Delaborde, eut fait arrêter l’imprimeur Chausseblanche, dont les presses avaient servi à l’impression des libelles, le premier nom qu’il obtint, comme étant celui du chef de la conspiration, fut celui de Bernadotte. Le général, il est vrai, était à Paris et prenait toutes ses dispositions pour n’être pas inquiété. Ses relations avec Fouché étaient précieuses en de telles circonstances[1]. D’ailleurs, si le complot, par aventure, avait réussi, il était prêt à marcher, d’accord avec Moreau[2]. Pendant ce temps, le général Simon, son chef d’état-major, était arrêté, ainsi que le lieutenant Bertrand et le capitaine Rapatel. C’est Simon qui avait écrit l’appel ; il fut envoyé à Oléron, puis au Temple et mis en surveillance à Vitry-sur-Marne. Bertrand était l’auteur de l’adresse ; il fut enfermé au Temple. Quant à Rapatel, aide de camp de Simon, trouvé en possession d’un paquet de libelles, il fut destitué et mis au Temple. On arrêta encore le capitaine Fourcart et le lieutenant Marbot, frère du général qui nous a laissé des Mémoires pleins de verve et de fantaisie, à défaut d’exactitude. Et, ici encore, nous ne voyons point de procès ; Bernadotte ne fut pas inquiété, bien que Bonaparte sût parfaitement à quoi s’en tenir sur son compte. Il lui déplaisait, sans doute, de laisser mettre au jour les dissentiments qui existaient entre les chefs de l’armée et lui. Au surplus, c’est par la guerre qu’il pensait les rallier, et il devait leur donner assez d’occasions de se battre !

L’opposition, les complots, les conspirations ou les menées de toutes sortes et, en réponse, la conciliation ou la violence, les injustices, les violations de toutes les libertés, les répressions faites au grand jour ou dans l’ombre, tout cela devait aboutir encore au coup d’État. Bonaparte voulait poursuivre sa marche ascendante pour se mettre hors de toute portée humaine. Son désir était connu autour de lui[3] : les Rœderer et les Cambacérès l’appuyaient, Fouché le contrecarrait. Le Premier Consul entendait continuer à jouer son ordinaire comédie : ne pas paraître demander une augmentation de pouvoir, se laisser tout offrir et sembler ensuite céder au vœu de la nation.

Le 6 mai 1802 (16 floréal an X), Chabot, qui présidait le Tribunat, lut à l’assemblée le texte du traité d’Amiens et proposa de donner « au général

  1. Voyez Mme de Staël : Dix ans d’exil, ch. xviii. — Cf. Madelin : Fouché, I, 353.
  2. C’est, du moins, ce qu’il avait dit à Simon. Mais Moreau nia toujours avoir été au courant de ce complot, dans lequel Bonaparte aurait été désireux de le voir compromis.
  3. Voir en particulier, Les démarches de Rœderer pour décider le Sénat à nommer Bonaparte consul à vie. (Œuvres de Rœderer, III, 446.)