Page:Jaurès - Histoire socialiste, VI.djvu/177

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Bonaparte, premier consul, un gage éclatant de la reconnaissance nationale ». Chabot fit cette proposition conformément au conseil qu’il en avait reçu la veille de Cambacérès. Le tribunal, tout aussitôt, s’empressa de voter la proposition, mais, pas plus du reste que son président, il n’entendait toucher à la Constitution et accorder à Bonaparte une extension de pouvoirs. Ce qu’il lui conférait, c’était un titre comme celui de pacificateur ou de père du peuple. Il ne pouvait y avoir de doute sur ce point, car Siméon, orateur de la députation qui se rendit près du Premier Consul, prit soin de lui dire, en émettant le vœu que le Sénat accorde la récompense nationale désirée par le Tribunat : « Quelle qu’elle soit, citoyen Premier Consul, elle ajoutera à vos honneurs les témoignages, si précieux pour une grande âme, de la reconnaissance publique ; vous appartiendrez au peuple français par ce lien de plus, bien autrement puissant que celui du pouvoir et des dignités… » Bonaparte remercia, mais la rage dans le cœur.

Ce que le Tribunat — pourtant épuré ! — n’avait pas fait, le Sénat, sans doute, allait l’accomplir. Les fidèles du consul entreprirent le siège des sénateurs, tandis que le ministre de la Police, ennemi du pouvoir absolu, travaillait de son côté afin d’obtenir que la récompense nationale restât strictement ce que le Tribunat désirait qu’elle fût. « Fouché,… toujours mystificateur et roué… ruse et trompe. Par Sieyès et Grégoire, il a ses entrées au Sénat : il se donne au Luxembourg pour le confident des consuls ; jamais, à l’entendre, le Premier Consul n’a voulu autre chose qu’une simple prolongation de pouvoir ; ce serait même le gêner, l’embarrasser que de lui offrir ou de lui décerner le consulat à vie[1]. » Fouché jouait sa place. Il la perdit. Cependant, c’est lui qui gagna la cause devant le Sénat. Cette assemblée, comme l’a démontré M. Aulard, débattit au fond sur la question de savoir s’il ne convenait pas de donner à Bonaparte le consulat à vie ; or, malgré toute la pression exercée sur les sénateurs de déférer au désir connu du maître, l’assemblée refusa. Ce refus ne pouvait avoir l’apparence d’une déclaration de guerre à Bonaparte ; car officiellement, le Sénat n’était saisi que de la proposition du Tribunat avec l’interprétation qu’en avait donnée Siméon, interprétation renforcée par la réponse modeste du Premier Consul. Il pouvait, par conséquent, fort bien agir comme s’il croyait en la modestie de Bonaparte et, entre Fouché et Rœderer, se rallier à l’opinion du ministre de la Police. C’était, si l’on peut ainsi s’exprimer, « sauver la façade », mais, au fond, l’échec demeurait considérable. L’Empire ne publia pas les procès-verbaux du Sénat, parce que cet échec y est irrémédiablement marqué, ainsi qu’on peut s’en rendre compte par ce texte que porte le compte rendu de la séance du 18 floréal[2] :

  1. Madelin : Fouché, I, 354-355. Cf. Masson : Napoléon et sa famille, II, 166.
  2. Publié pour la première fois par Aulard dans la seconde série des Études et leçons sur la Révolution française, p. 259.