Page:Jaurès - Histoire socialiste, VI.djvu/189

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toute la France est prête à le suivre. Il tient l’Europe par la crainte, il l’entraînera derrière lui : n’a-t-il pas tenu à lui de coucher, à Vienne, dans le lit impérial ? Si l’Angleterre n’évacue pas Malte, la France soulèvera l’Égypte où Sébastiani a relevé le courage de nos amis. Le Piémont, la Suisse ne sont que bagatelles. De la Hollande, il n’est pas question… Et les injures se pressent dans la bouche de Bonaparte, injures telles que Whitworth ne veut même pas les faire figurer dans une dépêche officielle[1]. Hawkesbury, recevant le rapport de l’ambassadeur, pensa que Bonaparte était fou. Les chancelleries n’étaient pas encore habituées au ton de cette voix. Le 20 février, on lisait au Moniteur l’exposé de la situation de la République, où il était dit, au sujet de l’Angleterre : « Il est des mesures que la prudence commande au gouvernement de la République ; cinq cent mille hommes doivent être et seront prêts à la défendre et à la venger… Quel que soit, à Londres, le succès de l’intrigue, elle n’entraînera pas d’autres peuples dans des lignes nouvelles ; et le gouvernement le dit avec un juste orgueil : seule, l’Angleterre ne saurait, aujourd’hui, lutter contre la France. »

L’ambassadeur français à Londres, Andréossy, répétait, dans ses dépêches, que le ministère Addington ne voulait pas la guerre. Et c’était vrai. Mais, par les procédés de Bonaparte, la discussion dépassait le ministère, et c’est la nation anglaise elle-même qui était visée. Jusqu’au bout, pourtant, le gouvernement anglais tenta d’arranger les choses, laissant se produire l’offre d’intervention par la Russie, réduisant pour Malte ses exigences à une occupation de dix années, mais demandant toujours l’évacuation de la Suisse et de la Hollande, nous laissant le Piémont, qui valait certes Malte.

Il est aisé de montrer que l’Angleterre, par ces offres, après toutes les provocations du Premier consul, faisait preuve d’un grand esprit de conciliation. Mais rien ne prévaut contre la volonté de Bonaparte. Le 8 mars 1803, le roi d’Angleterre, en réponse à l’exposé du 20 février, demandait aux communes des subsides, et, en quelques jours, la milice était rappelée et 10 000 marins levés.

Le 13 mars, dans le salon de Mme Bonaparte, devant tous les ambassadeurs, le Premier consul s’approcha de Whitworth : « Ainsi, vous voulez la guerre, lui dit-il ? — Non, Premier consul, nous sommes trop sensibles aux avantages de la paix. — Nous nous sommes battus pendant quinze ans. — C’en est déjà trop. — Mais vous voulez faire la guerre quinze années encore, et vous m’y forcez… » Et, après quelques autres paroles : « Les Anglais veulent la guerre, s’écria Bonaparte en s’adressant aux diplomates qui l’entouraient, mais, s’ils sont les premiers à tirer l’épée, je serai le dernier à la remettre. Ils ne respectent pas les traités. Il faut dorénavant couvrir les traités du crêpe noir. » Les « pacifiques » n’ont plus dès lors aucune action. Talleyrand et Joseph, qui veulent la paix, ne récoltent que les invectives. En Angleterre,

  1. Rapport de Whitworth, 21 février.