Page:Jaurès - Histoire socialiste, VI.djvu/19

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faire, mais surtout elle est prête à accueillir avec joie celui qui, tout en la rassurant sur le maintien des conquêtes de la Révolution, — c’est-à-dire l’accroissement de son bien-être, — établira l’ordre. Confondant les principes de la Révolution avec leur propre intérêt, les bourgeois de la classe moyenne pensent que la mauvaise administration ou les excès démagogiques sont aussi pernicieux à ces principes qu’à leurs propres affaires et, tout en demeurant passifs devant les coups d’État qui se répètent, ils sont prêts à devenir le fondement d’un état nouveau où « l’ordre » présidera au maintien de la condition que la Révolution leur a faite.

B. — Nous nous sommes occupés jusqu’ici de ceux qui ont personnellement retiré un bénéfice de la Révolution et nous avons vu que tous ceux-là ne désiraient qu’une chose, l’établissement de l’ordre. Mais, en dehors des « enrichis » et de tous les propriétaires anciens ou nouveaux qui forment « l’armée des intérêts », il y a toujours la foule aux rangs infiniment profonds de ceux qui s’avançaient les bras tendus dans un appel de délivrance vers la Révolution et qui demeurent maintenant épuisés, brisés, sans avoir rien du bonheur qu’ils attendaient. Pour eux, nous le savons, pour tout le prolétariat des campagnes ou des villes, la Révolution, qui fut d’abord le produit d’un geste libérateur, le cri sauvage et longtemps prolongé de tout un peuple dont les chaînes se brisent, fut ensuite le moyen réfléchi et accepté de parvenir à la réforme totale de la société, à l’amélioration générale. C’est pourquoi le prolétariat fut l’acteur des journées révolutionnaires. C’est lui qui a « donné » le 14 juillet, les 5 et 6 octobre, c’est lui qui a été victime, le 17 juillet 1791, de la première application de la loi martiale, c’est lui qui, le 20 juin et le 10 août, a renversé la royauté, c’est lui qui partout et sans trêve a poussé au prix de son sang la Révolution vers plus de justice et plus d’égalité. Le prolétariat, courbé pendant une longue suite de siècles sous le plus absolu des jougs, s’est réveillé tout d’un coup et, se ruant vers le grand soleil entrevu qui devait éclairer un monde où chacun pourrait vivre sa vie, il s’est rué, brisant tout sur son passage, mais ne regardant point aux ruines entassées puisqu’on n’avait jamais regardé vers lui, source de toute la fortune et toute la gloire de gens que son malheur faisait heureux. Et c’est ainsi, par les routes sanglantes de la Terreur que le peuple, d’un bout à l’autre de la France, avait marché dans la Révolution. Or, depuis plus de dix ans que le prolétariat était sur la brèche était-il prêt d’atteindre au but rêvé ? Hélas non. Beaucoup, nous l’avons dit, dans la classe des travailleurs avaient su tirer parti des événements, profiter des troubles pour gagner quelque bien-être, mais la classe, en tant que classe, c’est-à-dire le groupement des individus dont la vie est régie par des conditions économiques, politiques et sociales identiques n’avait rien gagné. Adrien Weber, étudiant le socialisme agraire, écrit[1] : « L’on a dit que la Révolution de 1789 fut une jacquerie qui

  1. Rev. Soc. 1894, II, p. 531.