Page:Jaurès - Histoire socialiste, VI.djvu/18

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quand s’arrête la Révolution et qu’ils sont décidés à ne plus laisser à la merci de troubles nouveaux les terres acquises pendant les troubles passés.

À côté de l’artisan rural dont nous venons de parler, le petit propriétaire de vieille bourgeoisie a, lui aussi, en beaucoup d’endroits, accru sa terre. Celui-ci, au lieu de faire comme d’autres rentiers de la moyenne bourgeoisie qui gardèrent par devers eux leur petit capital-argent et furent ruinés par les emprunts forcés, la suspension des arrérages ou enfin la banqueroute de 1797, avait lentement accaparé les assignats et attendu le moment propice pour acheter des biens nationaux à très bas prix. Cette catégorie de moyens bourgeois vit dès lors sans faste, car la terre rapporte peu, mais enfin elle vit et surtout garde la terre qui, un jour prochain, lui donnera la richesse et la puissance. C’est de cette façon que la moyenne bourgeoisie accumula des réserves foncières et fonda sa fortune.

Or cette bourgeoisie, comme les artisans ruraux, et exactement pour les mêmes raisons, désire la stabilité dans la condition sociale actuelle pour garder ce que la Révolution lui a donné. C’est en partant du même point — leur intérêt personnel — que dans les villes nombre de petits commerçants envisagent la Révolution comme finie. Il n’y a plus, grâce à elle, de hiérarchie dans les métiers et, de même que des paysans jadis salariés sont devenus propriétaires, de même beaucoup d’ouvriers sont devenus petits patrons et sont ainsi allés grossir les rangs de la masse des demi-bourgeois. Les boutiques sont nombreuses désormais et s’il est vrai qu’elles rapportent peu, du moins l’ouvrier considère qu’un grand pas a été fait depuis le temps où il ne pouvait espérer être un jour « à son compte ». La richesse n’est pas venue, peut-être, mais du moins on peut toujours l’attendre en respirant librement entre quatre murs à soi.

Ouvriers devenus, par la liberté du commerce et de l’industrie, petits patrons ; paysans devenus, par la libération des terres, petits propriétaires ; bourgeois avisés et économes devenus, par l’achat des biens nationaux, détenteurs d’importantes parties du sol : voilà les plus ardents à demander que la Révolution subsiste par la consolidation de leur situation, c’est-à-dire qu’elle s’arrête ! Tous étaient levés jadis lorsqu’aux journées révolutionnaires il avait fallu crier les revendications du peuple, ils avaient combattu pour soutenir ces revendications ; mais aujourd’hui, à la tête d’un pécule, ils ne veulent plus descendre dans la rue, ils ne veulent plus d’émeutes. Dans les Mémoires de Lescure sur les journées révolutionnaires et les coups d’État de 1789-1799, on entend dire[1] par Le Couteulx de Candeleu : « Il y a beaucoup de petites fortunes faites à Paris pendant la Révolution, ce qui a beaucoup étendu la classe de la petite bourgeoisie, et cette classe est ce que j’appelle le peuple de Paris qui, je le répète, à l’avenir regardera faire les gouvernants ou les meneurs entre eux ». Cette petite bourgeoisie regarde

  1. II, 215