Page:Jaurès - Histoire socialiste, VI.djvu/206

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d’ivresse, semblable à ces femmes avilies qui se donnent de préférence à celui qui les méprise et les violente[1]. »

Constatant que, « parmi les nombreux extraits d’adresses publiés par le Moniteur en germinal et en floréal an XII et qui émanaient de préfets, de maires, de conseils généraux, c’est-à-dire de fonctionnaires nommés par le gouvernement, il en est fort peu où l’établissement de l’Empire soit formellement demandé », citant même le cas du conseil général du Jura et celui des autorités de l’Isère qui demandent des institutions libérales et repoussent l’accroissement de pouvoir, M. Aulard conclut : « On ne peut pas dire que la France, même par la voix des agents du gouvernement, ait demandé le rétablissement du trône au profit de Bonaparte, ni surtout qu’elle se soit ruée dans la servitude[2]. » La France ne s’est peut-être pas « ruée » dans la servitude, mais elle n’a fait guère moins. Elle n’a pas demandé l’Empire, mais elle a désiré que Bonaparte fît tout ce qu’il lui conviendrait de faire pour s’assurer le pouvoir définitif. La France ne concevait qu’un trône : celui des Bourbons. Elle ne croyait pas que Bonaparte avec la couronne équivaudrait à Louis XVIII, elle pensait même exactement le contraire, et cela parce que Bonaparte avait toujours répété qu’il était l’homme de la Révolution, parce qu’il venait d’être en butte à une conspiration émanée de l’ancienne famille régnante. Bonaparte empereur, c’était la Révolution couronnée. Si monstrueux que cela nous paraisse, il faut bien en convenir, c’est ainsi que le peuple français a raisonné et, tandis que les royalistes, les épaves de l’ancien régime, les émigrés rentrés, les bourgeois repus et rassurés, les arrivés, les satisfaits, acceptaient l’hérédité du pouvoir comme une garantie de retour à une forme de gouvernement monarchiste et conservateur, le peuple des ouvriers et des prolétaires, trompé, séduit, entraîné dans la plus folle erreur, était prêt à tout recevoir de Bonaparte en haine des Bourbons et de l’ancien régime, avec l’assurance qu’il travaillait encore pour la Révolution.

Le 23 avril 1804, le tribun Curée proposa un vœu tendant à ce que « Napoléon Bonaparte, actuellement premier consul, fût déclaré Empereur des Français et à ce que la dignité impériale fût déclarée héréditaire dans sa famille. » Bonaparte réunit aussitôt ses plus fidèles serviteurs en comité privé et, comme on paraissait devoir y discuter, il déclara que l’armée était prête à trancher tout débat par ses baïonnettes, et il repoussa tous les conseils, voulant seulement une solution ferme qui devait lui donner tout le pouvoir sans aucune condition. Le 25 avril 1804, après une lettre du premier consul, le Sénat nomme une commission qui demande aux sénateurs leur avis individuel et, pendant ce temps, le Tribunat discute la motion Curée soutenue par tous les tribuns. Seul Carnot protesta en termes élogieux pour Bonaparte et en déclarant qu’il était prêt à se soumettre. La motion Curée fut donc

  1. O. c, t. III, p. 168-169.
  2. Histoire politique de la Révolution française, 772, note 1.