Page:Jaurès - Histoire socialiste, VI.djvu/230

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une mêlée insensée, une débandade extravagante d’hommes valides désarmés et de blessés, de canons et de bagages. L’armée prussienne s’anéantissait dans la débâcle. Napoléon passa d’abord sous silence la bataille d’Auerstaedt qu’il n’avait pas prévue, et il la réduisit ensuite au rang d’un simple épisode, n’accordant à Davout le titre de duc d’Auerstaedt que plus tard, lorsqu’il n’eut plus à craindre, selon le mot de Michelet[1], d’être diminué aux yeux de l’armée par ce succès.

L’occupation militaire de la Prusse se fit sans aucune difficulté et, au témoignage de tous les historiens, les vaincus accablés laissèrent sans résistance les vainqueurs user de leur victoire avec une indifférence et un découragement sans égal. « Le lendemain d’Iéna, écrit M. Denis, 8 000 soldats capitulèrent à Erfurt, sans essayer de résistance ; Kalckreuth, qui dirigeait la retraite sur Magdebourg, ne parlait que de se rendre avant d’avoir aperçu les Français ; les hussards de Murat enlevaient les forteresses de Stettin et de Custrin, et Magdebourg, le donjon de la monarchie, avec une garnison nombreuse et des ressources considérables, ouvrait ses portes à la première sommation[2] ». Napoléon fit à Berlin une entrée triomphale le 27 octobre et son armée put défiler dans les rues de la ville au milieu d’une foule qui se pressait curieusement, sans haine. Les journaux s’occupaient de l’empereur, notaient ses moindres faits et gestes. Les théâtres n’étaient point fermés. Il n’y avait pas de deuil. Peut-être même Napoléon aurait-il pu tirer parti des sentiments de surprise admirative ou encore d’abrutissement qu’il inspirait alors à la nation prussienne. Il aurait pu arrêter la guerre, il aurait pu tempérer la victoire. Il ne songea au contraire qu’à accabler les vaincus ; il lui sembla que le peuple prussien serait taillable et corvéable à merci, il fit tant et si bien que sa domination effrénée fut prise en horreur et que le roi même, qui ne demandait que la paix, fut acculé à ne songer qu’à la guerre. Les soldats français répandus sur l’Allemagne réquisitionnaient, volaient, pillaient. Les administrateurs français venus de Paris levaient des contributions de guerre, percevaient les impôts, pressuraient les riches et les pauvres. Il fallait à l’empereur des hommes pour les envoyer se faire tuer, de l’argent pour lui, pour ses maréchaux, pour les fournisseurs. Jérôme Bonaparte attendait un royaume : il fallait le lui trouver et, pour cela, déposséder des princes. Le délire du pouvoir gagne de jour en jour plus de terrain. De Berlin, Napoléon parle au monde entier. Les bulletins des armées remplissent l’Europe de stupéfaction. Le 21 novembre 1800, un acte gigantesque, destiné à bouleverser l’économie de tous les peuples est promulgué. Par lui, l’empereur ordonnait à l’Empire français, au royaume d’Italie, à l’Espagne, à Naples, à Rome, à la Toscane, à la Hollande, à l’Allemagne[3] de se fermer à

  1. Michelet, Histoire du XIXe siècle, III, 210, note 2.
  2. Denis. L’Allemagne, 1789-1810, p. 250.
  3. Et au Danemark, allié de l’empire.