Page:Jaurès - Histoire socialiste, VI.djvu/481

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tyrannie. Fouché lui-même nous raconte la façon de procéder de son successeur.

« Savary crut qu’il arriverait à être influent et puissant s’il avait une cour, des créatures, des parasites, des gens de lettres embrigadés à sa table et à ses ordres. Alors s’organisèrent dans les salles à manger de la police les fameux déjeuners à la fourchette présidés par Savary et où se réunissaient habituellement les publicistes à gages qui correspondaient avec l’empereur et les journalistes qui aspiraient à recevoir des directions et des gratifications. C’était là que Savary, excité par des traits d’esprit de commande et par les fumées d’un large déjeuner, leur intimait ses ordres sur la tendance que chacun devait donner à sa littérature de la semaine. »

Eh bien, si invraisemblable que cela paraisse, on s’inquiétait encore, non de ce qui se pouvait écrire (les précautions étaient bien prises), mais même de ce qui se pouvait penser : et des courtisans pleins de zèle imaginaient des procédés de distraire l’attention publique. Lisez plutôt cette proposition curieuse qui rappelle, par une analogie frappante, l’histoire fameuse de la queue du chien d’Alcibiade. Elle émane de Lemontez et elle est datée du 24 mai 1812 :

« Il y a dans ce moment une grande disette de nouvelles littéraires et théâtrales. C’est le meilleur aliment pour les oisifs de Paris, et quand ils en sont privés, leurs conjectures s’exercent sur la politique. L’Espagne prend la place du Théâtre français, la Russie celle de la musique et le gouvernement devient le point de mire de tous ceux qui causent parce qu’ils n’ont rien de mieux à faire. Une discussion un peu vive sur des objets d’art et de littérature serait excellente en ce moment. Il me parait facile de l’établir par le moyen des journaux ; mais malheureusement ils paraissent tous faits sur le même moule et n’excitent aucun intérêt. En faisant prendre à chacun un rôle, on peut établir une lutte d’opinions qui amuse singulièrement le public et qui suffise pour faire les frais de toutes les conversations des salons. La discussion qui a existé entre M. Geoffroy et Dassault dans le Journal de l’Empire a non seulement occupé le public de Paris, mais, d’après tous les renseignements que j’ai reçus, elle a produit beaucoup d’effet dans les départements. L’abonné qui a lu l’attaque attend la réponse avec impatience ; chacun prend parti pour ou contre ; les oisifs discutent, les beaux esprits écrivent et cette diversion de l’opinion produit les plus heureux effets.

« Il y a aujourd’hui un objet sur lequel on enflammerait aisément tous les esprits : c’est la musique. Il n’y a personne à Paris qui ne s’en mêle ; ceux qui ne la savent même pas en raisonnent et ce ne sont pas les moins passionnés. La musique italienne et la musique française sont en présence. Le Conservatoire de musique a ses prôneurs, l’Opéra-Bouffe a ses fanatiques. Au premier signal, des flots d’encre vont couler et il y aura combat à outrance entre l’harmonie et la mélodie. Si Votre Excellence approuve l’idée