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Page:Joseph Reinach - Histoire de l’Affaire Dreyfus, Eugène Fasquelle, 1905, Tome 5.djvu/558

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HISTOIRE DE L’AFFAIRE DREYFUS


prêt à tout, même à la dégradation, mais brisé, se traînant à peine, toute sa force vitale épuisée. Depuis son retour, c’était lui-même qui avait exigé que ses enfants fussent tenus encore dans l’ignorance de ses malheurs, alors que d’autres eussent aimé que leur mère les conduisît à sa prison et « qu’ils eussent à jamais dans la mémoire leur père retrouvé là, en plein héroïsme[1] ». Maintenant, il demandait qu’on les lui amenât dans sa cellule, pour les voir une dernière fois, dans le pressentiment qu’il avait de la fin.

Mathieu ajouta que son frère ne savait rien de la démarche qu’il me priait de faire auprès des ministres ; l’impénitent soldat qu’il était s’y serait opposé, mais Mathieu n’avait pas le droit de le laisser mourir, inutilement, dans sa prison. Pour son pourvoi, il était de pure forme, et Mornard avait même hésité à le lui faire signer. Que Galliffet convoque le conseil de revision pour le lendemain ; aucun avocat ne s’y présentera ; la condamnation devenue alors définitive, la grâce pourra être aussitôt signée.

Depuis deux ans que je voyais Mathieu presque tous les jours, je le connaissais comme moi-même. Je sentis tout ce qu’il souffrait à demander la grâce après tant d’efforts vers la justice ; mais, s’il s’y fût refusé, il eût préféré son orgueil à son frère.

On enseigne aux enfants que le devoir est doux. C’est à tort. Le devoir est presque toujours amer. S’il n’était amer, il serait moins noble. Dans le doute entre deux partis, le plus pénible, c’est le devoir. La plupart choisissent l’autre — et déclament.

Mathieu ne s’étonna point que Jaurès et Clemenceau fussent hostiles à l’idée de la grâce ; il l’eût été lui-même

  1. Zola, lettre à Mme Dreyfus.