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Page:Joseph Reinach - Histoire de l’Affaire Dreyfus, Eugène Fasquelle, 1905, Tome 5.djvu/563

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LA GRÂCE


ceau, en lui serrant chaleureusement la main ; vous êtes un brave, je n’attendais pas moins de vous ! »

Je fus assez maître de moi pour ne prononcer aucune parole imprudente. Plus cette effervescence verbale se répandait en écume, plus je sentais le roc solide sous mes pieds. Si j’étais allé jusqu’à l’extrémité de ma pensée, j’aurais dit à Clemenceau que je le trouvais plaisant de condamner Dreyfus à une nouvelle condamnation et à une prison mortelle pour garder une matière à déclamation et un sujet abondant d’articles ; que j’étais fier de ne pas pratiquer ce genre de courage aux dépens des autres ; qu’en tout état de cause, il me paraissait imbécile de tout sacrifier, dans le présent, sous prétexte de recouvrer tout l’avenir ; et que, dans l’espèce, on allait tout sacrifier pour une attitude, pas même pour l’ombre d’un principe. Pourtant, je n’en dis rien et je fis bien, parce qu’il y aurait eu de l’injustice dans cette brutalité simpliste, comme chaque fois qu’on méconnaît la complexité des hommes ou celle des choses. Je me contentai de prier Mathieu de réfléchir.

À ce moment, Millerand fit téléphoner à Victor Simond de lui amener Mathieu au ministère, mais Simond me pria d’y aller moi-même, ce que j’acceptai aussitôt : « Oui, dit Jaurès à Mathieu, allez au ministère ; dites à ces gens-là ce qu’ils méritent enfin d’entendre. »

Ranc, toujours silencieux, me jeta un regard que je compris : il me donnait raison et me demandait d’avoir raison jusqu’au bout.

Pendant que ma voiture roulait par les rues, Mathieu, encore tout tremblant, me dit son angoisse. La prison, pour son frère, c’est la mort ; l’honneur permet-il le retrait du pourvoi ?

Quand on n’a pas vécu la lâcheté ambiante de cette