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Page:Joseph Reinach - Histoire de l’Affaire Dreyfus, Eugène Fasquelle, 1905, Tome 5.djvu/567

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LA GRÂCE


avant lui, m’empoisonnait le gosier. On peut résumer ainsi, ou à peu près, les arguments durs, parfois violents, que nous avons échangés : « Vous sacrifiez la cause de tous les opprimés à un intérêt particulier. — Vous faites d’une créature vivante un bélier contre des institutions militaires ou politiques. — Vous humiliez la République devant le sabre. — Vous rivez la France et la République au jugement de Rennes. — Vous n’avez pas au cœur l’amour de la justice. — Vous, vous avez surtout l’amour de la guerre civile. » Et tout le temps : « C’est son honneur que vous demandez à Dreyfus… », alors que, lui-même, il allait écrire à la réflexion : « La grâce était inévitable ; le gouvernement devait effacer par la grâce immédiate les effets d’une condamnation inique contre laquelle a protesté la conscience de l’univers civilisé[1]. »

Millerand le poussa avec sa vigueur ordinaire : « Avez-vous un moyen de saisir utilement la Cour de cassation ? Quel intérêt avez-vous à faire de nous les geôliers d’un innocent ? » Jaurès le soutint mollement, déjà vaincu à demi par les objurgations de Millerand et les miennes, par le silence de Mathieu et par sa propre bonté.

Ce fut pourtant Gérault, qu’on avait amené contre nous, qui vint le premier de notre côté. Ce débat, juridique, philosophique, passait un peu au-dessus de sa tête. Il avait beaucoup de bon sens, de belle humeur et la fibre populaire : « Le peuple, dit-il, verra seulement que Loubet n’a pas voulu garder un innocent en prison[2]. » Jaurès se rendit alors, accepta que Dreyfus retirât son pourvoi.

« Mathieu, dit Clemenceau, vous avez la majorité. —

  1. Aurore du 24 septembre 1899 : « Il l’a fait et je l’en félicite. Il l’a mal fait, et je l’en plains. »
  2. C’est ce qu’il écrivit dans la Petite République du surlendemain.