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Page:Joseph Reinach - Histoire de l’Affaire Dreyfus, Eugène Fasquelle, 1908, Tome 6.djvu/21

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L’AMNISTIE

S’il y avait alors un homme qui aurait été excusable de se parer de ses souffrances, sinon de les exploiter, c’était bien lui ; et il faut avouer que nombre de ses partisans lui en auraient su gré, afin d’entretenir les passions qui devaient hâter la victoire. Or, il s’obstina à mettre sa fierté à ne pas faire appel à la pitié, et, encore, à dissimuler les ravages de tant de misères qui l’avaient épuisé, la fatigue de son cerveau, la faiblesse de ses membres encore ankylosés qui ne se mouvaient qu’avec peine et dont les jointures criaient. Sa femme et ses sœurs, en l’obligeant, devant moi, à suivre un régime de convalescent, lui causaient une sorte d’humiliation qu’il supportait mal ; il aurait voulu écarter même la commisération physique et que son corps parût aussi invaincu que son âme.

J’ai su seulement plus tard, par Mme Dreyfus, que, presque toutes les nuits, pendant les deux années qui suivirent son retour de l’île du Diable, ses fièvres le reprenaient ; qu’il se réveillait dans l’hallucination d’être encore là-bas et qu’il devait se lever, faire de la lumière, arpenter la chambre pour chasser l’abominable cauchemar, échapper au prolongement nocturne de son supplice.

Au moment où je lui fis ma visite, il n’avait encore rien raconté à ses enfants, de peur d’ébranler leurs jeunes imaginations d’une secousse trop forte et, surtout, de les troubler dans le patriotisme sans réserve où il avait voulu qu’ils fussent élevés en son absence. Les enfants croyaient toujours qu’il revenait d’un long voyage, où il avait été très malade.

Dès que nous nous trouvions seuls, nous n’avions nécessairement pas d’autre sujet de conversation que l’Affaire ; j’étais beaucoup plus ému que lui, car il m’en parla dès lors, toutes fraîches que fussent encore ses