Aller au contenu

Page:Joseph Reinach - Histoire de l’Affaire Dreyfus, Eugène Fasquelle, 1908, Tome 6.djvu/22

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
12
HISTOIRE DE L’AFFAIRE DREYFUS


plaies, avec une étonnante sérénité et presque comme de l’aventure d’un autre. Il commençait à se rendre compte du prodigieux bouleversement dont sa tragédie avait été l’occasion, mais sans réussir toutefois à se pénétrer de l’atmosphère du drame, c’est-à-dire soit à s’assimiler les passions de ses défenseurs, soit à comprendre l’obstination féroce de ses adversaires. Il ne jugeait qu’avec sa raison de mathématicien, ce qui permit de dire qu’il n’était pas « dreyfusard », selon l’affreux vocable qu’on avait adopté de part et d’autre, et il restait très-soldat ; il souffrait pour les chefs de l’armée, plus qu’il ne leur en voulait, de leur aveuglement ou de leur injustice, et, pour lui-même, des généralisations violentes dont il était le prétexte. Les articles de Gohier, qui se déchaînait à nouveau après s’être à peu près contenu pendant le procès de Rennes, ne l’indignaient pas moins que ceux où Drumont et Judet l’accusaient de s’être reconnu coupable par le fait de la grâce sollicitée et acceptée.

On a vu qu’il avait fallu toute l’insistance de Mathieu pour le décider à retirer son pourvoi et à permettre au gouvernement de déchirer le verdict de Rennes[1] ; mais cette histoire de la grâce n’était pas encore connue ; elle ne l’a été que bien des années après, par le récit que j’en ai fait ; ceux qui avaient été mêlés à cet épisode étaient tenus pour l’instant par une manière de secret professionnel, et les versions qui s’en étaient répandues étaient inexactes ou volontairement mensongères. Ceux des revisionnistes qui avaient été opposés à la grâce, et qui gardaient le droit de la critiquer, ne tinrent pas tous le langage qu’il eût fallu. Ils allaient répétant que Dreyfus avait fait preuve de faiblesse ; il

  1. Voir t. V, 559.