Aller au contenu

Page:Jouvet - Réflexions du comédien, 1938.djvu/140

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Ainsi allaient nos conversations, très avant dans la nuit, cependant que sa pointe sèche hachurait minutieusement la tache d’encre de chine destinée à se transformer pour la séduction des acheteurs de province, en un magnifique escarpin à 6 fr. 75.

Mais quand, enfin, était achevée la besogne alimentaire, alors d’un geste familier, élégant et las à la fois, relevant du revers de sa main la mèche de cheveux qui trainait parfois jusque sur le papier, il allait chercher dans le coin réservé de la chambre une immense planche qui était la part noble de sa vie et la justification de son âme et de son destin.

« Et maintenant, je vais me mettre au Frontispice, disait-il, ça me reposera. »

Puis, après avoir éloigné soigneusement les vestiges de nourriture, incompatibles avec l’état mystique où il allait entrer, découvrant le papier calque qui protégeait son œuvre, il jetait un œil contemplatif et satisfait sur son travail de Pénélope : la communion hugolienne commençait !

Participant à la fois de la manière de Callot, de Célestin Nanteuil et de Devéria, on apercevait un univers de personnages où la technique et l’amour de Gustave Doré éclataient par-dessus tout. C’était le frontispice d’une édition monumentale du théâtre de Victor Hugo qui ne paraîtra jamais.

Autour d’un portrait de l’auteur, dans une vieillissante majesté, on apercevait une foule innombrable de fantômes. D’abord doña Sol, puis Marie de Neubourg,