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Page:Jouvet - Réflexions du comédien, 1938.djvu/31

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grec qu’est le plateau, pour avoir éprouvé l’atmosphère dangereuse d’une répétition générale — cette atmosphère faite d’une singulière allégresse, toute chargée, à la fois, d’épais sortilèges et de bienfaisantes radiations — et pour épouser aussitôt dévotement, à défaut d’autres révélations, toutes les superstitions qui subsistent au théâtre, comme dans tous les lieux où s’exerce encore le magnétisme du cœur et de l’esprit : superstitions de coulisses ; signe de croix de l’acteur qui rentre en scène ; geste rapide et convulsif de la main qui touche du bois pour conjurer les maléfices qu’attirent le mot « four » ou le mot « succès » témérairement employés ; acteur ou actrice que l’on n’engage jamais parce qu’ils ont la réputation terrible de porter malheur. La liste serait longue si elle ne paraissait trop puérile, mais jamais un machiniste de bonne tradition n’emploiera le mot « corde » ; la coulisse s’emplira de chuchotements apeurés et de désaveux pour le metteur en scène s’il réclame pour son décor un bocal de cyprins inoffensifs ou une cage contenant un oiseau, et jamais un acteur n’a ouvert, sur scène, un parapluie, dans une pièce qui a eu du succès.

Il y a bien quelque ridicule dans tout cela, mais il est tout de même touchant et curieux de le voir persister à notre époque ; j’avoue que, personnellement, je respecte ces superstitions et j’y participe sans aucune honte. La lecture des Mémoires de Carlo Gozzi qui fut le dernier grand poète dramatique de la Commedia dell’ arte, suffirait à me justifier.