Aller au contenu

Page:Léon Daudet – Le Monde des images.djvu/158

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
148
LE MONDE DES IMAGES.

Il y a dans Tristan et Iseult de Wagner, un passage célèbre : celui où les deux amants s’appellent par leurs noms et ne se rassasient pas de s’appeler par leurs noms. Dans la déroute de leurs personnalités, qu’éparpille la grande bourrasque du désir, ils s’attachent désespérément à ce signe verbal et s’essaient à le fixer, comme le bonheur s’efforce en vain d’arrêter, de stabiliser l’instant qui passe. Je n’ai jamais pu considérer un calendrier, sans entendre tous ces noms d’hommes ou de femmes (j’en demande pardon à leurs saints et saintes) s’appeler à travers les obstacles, les ténèbres et la douleur, comme s’appelleraient des naufragés de l’immense extase amoureuse. C’est un répertoire de cris passionnels, ce calendrier, et nous pouvons lui prêter toutes les inflexions qui diversifient, à travers les âges, la même aspiration à la prolongation vers l’avenir. Se conjoindre afin de ne pas disparaître entièrement, tout est là.

Deux qualités donnent au mot son intensité particulière : sa couleur propre et sa place dans la phrase. La première qualité, la couleur, est une dépendance, partie de la mémoire personnelle, partie de la mémoire héréditaire. La seconde dépend exclusivement de la mémoire héréditaire. Étudiez à ce point de vue Saint-Simon, notre premier mémorialiste, chez qui le verbe fulgure toujours là où il faut, telle une torche éclairant tout un promontoire. Quand je dis étudiez : je veux dire : écoutez-le. Sa voix se retrouve à travers son style, avec ses into-