Page:L’Humanité nouvelle, 1901.djvu/184

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Entrez, je vous prie. » J’entrai doucement, suivi par lui. Dès qu’elle m’aperçut, elle s’écria : « Il est revenu, et c’est vous qui l’avez appelé ! » « Non, répondit-il, je ne l’ai pas appelé, il a désiré lui-même vous voir. » Le cœur rempli d’amertume, je lui dis : « Pourquoi, cette rancune, comme si j’étais votre ennemi, moi ? » « Ennemi ! répondit-elle, vous ne savez donc pas ? Ennemi ! » Sa voix, devenue faible et douce, ses joues vivement colorées la rendaient belle, encore plus qu’elle ne l’avait été. Je ne pouvais me lasser de la contempler. Je compris que ses jours étaient comptés. « Si elle allait mourir sans m’avoir pardonné ! » pensais-je. « Pardon ! oh ! ne m’en voulez pas, lui dis-je, si je vous ai fait de la peine. » De nouveau, elle s’irrita, devint toute frémissante de colère. « Pardonner ? Jamais ! jamais de pardon pour vous. Jamais ! vous entendez. »

Le narrateur se tut et tomba dans une profonde rêverie. Puis il continua lentement, comme en concentrant ses souvenirs. De nouveau, ils se mirent à parler tout bas. Vous êtes un homme cultivé, vous comprendrez leur langage, je vous répéterai les paroles que j’ai présentes encore à la mémoire. Elles se sont gravées à jamais dans mon souvenir ; toujours elles sonnent vivantes à mon oreille, mais le sens m’échappe. Il lui dit : « Pardonnez ou ne pardonnez pas, mais reconnaissez du moins en lui l’homme. » Ils se regardaient sans haine, sans colère et, cependant, leurs paroles étaient presque des injures. « Vous êtes fanatique, lui dit-il. Et vous, répondit-elle, vous êtes tiède, vous manquez de cœur. » À peine avait-elle prononcé ces paroles qu’il se leva brusquement : « Tiède, répéta-t-il, vous savez bien que c’est faux. » « Peut-être, dit-elle, en souriant. » « Et ce que vous dites de moi, est-ce donc vrai ? » « Oui, répondit-il, c’est vrai. » Pensive, elle lui tendit la main, qu’il serra dans la sienne. Puis elle, l’enveloppant de son regard : « Oui, il se peut que vous soyez dans le vrai. » Pendant tout ce temps, j’étais resté là à les contempler, ahuri ; une douleur sourde emplissait mon âme, je souffrais beaucoup. Enfin, elle se tourna vers moi et, me regardant sans colère, elle me tendit sa petite main : « Voulez-vous, me dit-elle, toute ma pensée, jamais je ne vous pardonnerai ; sachez-le bien, jamais ! Nous sommes, nous resterons des ennemis. Si je vous tends la main, c’est dans le vœu que vous renonciez à ce métier, « que vous deveniez homme », et, s’adressant à l’exilé : « Je suis bien fatiguée », dit-elle. À ces mots, je me retirai.

Elle mourut peu après. J’ignore où et comment elle a été enterrée ; mais, le lendemain, je rencontrai le témoin de son martyre, le jeune exilé. Je vis dès son approche qu’il avait terriblement souffert. C’était un homme de grande taille, à l’air grave, et expressif. Autrefois, il y avait de la bonté, quelque chose de caressant dans ses yeux ; à présent, il me jeta un regard de fauve souffrant. Il me