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Page:L’Humanité nouvelle, 1901.djvu/185

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tendit la main, mais aussitôt il se détourna, en repoussant la mienne. « Je ne puis te voir à présent, dit-il ; va-t-en, mon frère ; pour l’amour de Dieu, va-t-en. Plus tard, reviens, si tu veux, reviens me voir. » Il baissa la tête et s’éloigna d’un pas rapide. Je revins à la maison, le cœur angoissé ; elle me rongeait, me dévorait cette angoisse. Deux jours durant, je ne pus ni manger, ni dormir. Le troisième jour, le commissaire de police me fit appeler et me dit : « Vous pouvez partir, les plis sont arrivés, trop tard ! C’était un ordre de l’exiler plus loin, mais Dieu en sa miséricorde a eu pitié d’elle : elle est morte.

Mon histoire n’est pas finie. En route, nous nous arrêtâmes à une station. En entrant, nous y trouvâmes un samovar fumant sur une table couverte de rafraîchissements de toutes sortes ; une vieille femme assise y offrait le thé à l’hôtesse. La vieille était petite de taille, proprette, gaie et expansive. À notre entrée, elle était en train de raconter ses affaires à l’hôtesse : « Ayant rassemblé mes effets et vendu la maison dont j’avais hérité, je me suis mise en route, pour rejoindre ma colombe. Ce qu’elle va être contente ! Elle commencera par se fâcher, par gronder, je sais bien cela, mais tout de même elle en aura de la joie. Elle m’a défendu de la suivre, m’ordonnant de l’abandonner à son sort. Mais cela a été plus fort que moi. » À ces paroles, cloué sur place, je m’arrêtai dans un saisissement de tout mon être. Puis j’allai à la cuisine. « Qu’est-ce que cette vieille ? » demandai-je à la servante. « C’est la mère de la demoiselle que vous avez escortée dernièrement », répondit-elle. Je sentis les pieds se dérober sous moi. Me voyant pâlir affreusement, la servante me demanda : « Qu’as-tu ? » « Parle plus bas, lui répondis-je, la demoiselle est morte. » À ces mots, cette servante, cette fille perdue, se prêtant au plaisir de tous les voyageurs, fond en larmes, se frappa la poitrine en se précipitant à la porte. Je sortis aussi, mais toujours la voix joyeuse de la vieille résonnait à mon oreille comme un glas funèbre. J’eus peur : cette vieille m’épouvantait. Je n’y pus tenir, ; je m’enfuis tout droit devant moi ; longtemps j’errai par les chemins, comme une âme en peine. Plus tard, rejoint par Ivanoff, je montai dans la charrette.

Voilà mon histoire. Le commissaire de police m’avait dénoncé aux autorités comme ayant fréquenté les exilés, et le colonel de T… ayant signalé à la justice que j’avais pris fait et cause pour la criminelle, lors de notre passage par la ville, ces deux dénonciations se complétèrent, et je ne reçus pas ma nomination de sous-officier. « Joli sous-officier, en vérité, me dit mon chef, tu n’es qu’une femmelette ! Ta place est aux arrêts, brute ! ». Mais cela ne m’affecta en aucune façon, j’étais alors indifférent à tout, je n’eus pas même un regret pour ma nomination manquée. Je voyais tou-