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Page:La Harpe - Abrégé de l’histoire générale des voyages, tome 1.djvu/342

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d’intérêt à aveugler cette horde indigente à qui l’on ne pouvait rien prendre. Ainsi relégués au milieu de leurs rochers inabordables, ces Nègres se croyaient heureux de voir d’autres hommes assez malheureux par le sort pour avoir besoin d’eux. Ils reconnaissaient encore la supériorité de ces Européens, qui pourtant leur était devenue inutile ; et les Européens, portés à la nage par les Nègres qui plongeaient au milieu des rochers, pouvaient reconnaître à leur tour une autre espèce de supériorité que l’homme porte partout avec lui. Quelle multiplicité d’ailleurs, quelle variété d’incidens dans la situation de Roberts abandonné dans sa felouque aux mers et à la fortune, et flottant sans cesse entre la mort et la vie ! Combien de fois l’espérance vient remplacer le danger ! et combien de fois le danger fait disparaître l’espérance ! On a remarqué que les marins ne pouvaient pas souffrir long-temps le séjour de la terre. N’est-ce pas parce que leur âme, accoutumée aux fortes secousses, trouve insipide et monotone un genre de vie qui n’offre ni grands périls ni grandes joies ? Tous les intérêts paraissent petits à des hommes qui ont si souvent calculé de combien de minutes ils étaient éloignés de la mort ; et qu’est-ce que les chagrins frivoles et factices, les craintes pusillanimes qui agitent les sociétés, aux yeux de celui qui a éprouvé tant de fois que l’homme peut en un moment se trouver seul et sans secours au milieu de la nature qui lui échappe ou qui s’arme contre lui ?