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Page:La Harpe - Abrégé de l’histoire générale des voyages, tome 16.djvu/193

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dans ses intestins, ils la partagent entre eux et la boivent. Ce qu’il dit ensuite d’un riche négociant qui, traversant un de ces déserts, et pressé d’une soif extrême, acheta une tasse d’eau d’un voiturier qui était avec lui la somme de dix mille ducats, montre la force de ce besoin ; cependant le négociant et celui qui lui avait vendu son eau si cher moururent également de soif, et l’on voit encore leur sépulture dans un désert, où le récit de leur aventure est gravé sur une grosse pierre. Pour nous, l’extrémité fut telle, qu’il ne nous resta plus que du bois de Brésil, plus sec que tout autre bois, que plusieurs néanmoins, dans leur désespoir, grugeaient entre leurs dents. Corguilleray Dupont, notre conducteur, en tenant un jour une pièce dans la bouche, me dit avec un grand soupir : « Hélas ! Léry, mon ami, il m’est dû en France une somme de quatre mille francs, dont plût à Dieu qu’ayant fait bonne quittance je tinsse maintenant un pain d’un sou et un seul verre de vin ! » Quant à maître Richer, notre ministre, mort depuis peu à la Rochelle, le bon homme, étant étendu de faiblesse, pendant nos misères, dans sa petite cabine, ne pouvait même lever la tête pour prier Dieu, qu’il invoquait néanmoins, couché à plat comme il était. Je dirai ici, en passant, avoir non-seulement observé dans les autres, mais senti moi-même pendant les deux cruelles famines où j’ai passé, que, lorsque les corps sont atténués, la nature défaillante, et les sens