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Page:La Harpe - Abrégé de l’histoire générale des voyages, tome 16.djvu/194

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aliénés par la dissipation des esprits, cette situation rend les hommes farouches jusqu’à les jeter dans une colère qu’on peut bien nommer une espèce de rage ; et ce n’est pas sans cause que Dieu, menaçant son peuple de la famine, disait expressément que celui qui avait auparavant les choses cruelles en horreur deviendrait alors si dénaturé, qu’en regardant son prochain et même sa propre femme et ses enfans, il désirerait d’en manger ; car, outre l’exemple du père et de la mère qui mangèrent leur propre enfant au siége de Sancerre, et celui de quelques soldats qui, ayant commencé par manger les corps des ennemis tués par leurs armes, confessèrent ensuite que, si la famine eût continué, ils étaient résolus de se jeter sur les vivans, nous étions d’une humeur si noire et si chagrine sur notre vaisseau, qu’à peine pouvions-nous parler l’un à l’autre sans nous fâcher, et même (Dieu veuille nous le pardonner !) sans nous jeter des œillades et des regards de travers accompagnés de quelque mauvaise volonté de nous manger mutuellement.

» Le 15 et le 16 mai, il nous mourut encore deux matelots, sans autre maladie que l’épuisement causé par la faim. Nous en regrettâmes beaucoup un, nommé Roleville, qui nous encourageait par son naturel joyeux, et qui, dans nos plus grands dangers de mer comme dans nos plus grandes souffrances, disait toujours : « Mes amis, ce n’est rien. » Moi, qui avais eu