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Page:La Nature, 1873.djvu/289

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LA NATURE.

COLORATION ACCIDENTELLE DES EAUX DOUCES OU MARINES.

PRÉTENDUES PLUIES DE SANG.

Dès la plus haute antiquité, la couleur rouge de certaines eaux paraît avoir attiré l’attention des peuples. De tout temps on a parlé de pluies sanglantes, de fleuves changés en sang, et ces phénomènes ont donné lieu aux explications les plus bizarres, aux terreurs les plus ridicules.

On lit dans l’Exode (chapitre vii) « Et fit cruor in omni terra Ægypti, tam in ligneis vasis quam in saxeis. »

Traduction : « Et l’on vit paraître du sang dans toute la terre d’Égypte, tant dans les vases de bois que dans ceux de pierre. »

Homère, (Iliade, liv. XII, v. 53 et liv. XVI, v. 459), parle des rosées de sang qui précédèrent le combat entre les Grecs et les Troyens, et de celles qui amenèrent la mort de Sarpédon, roi des Lyciens.

Pline, dans son Histoire naturelle (liv. II, chap. xxxvi), rapporte qu’à Rome, sous le consulat de M. Acilius et de C. Porcius, il plut du lait et du sang : lacte et sanguine pluisse.

Enfin l’historien Tite Live mentionne une pluie semblable qui tomba sur le marché aux bœufs : in foro boario sanguine pluisse.

Dans des temps beaucoup plus rapprochés de nous, des phénomènes du même genre ont été observés sur divers points de l’Europe, et (tant le progrès en toute chose est lent à s’accomplir), y causèrent de ridicules terreurs, et même de vraies séditions[1].

La cause, ou plutôt les causes, de ces prétendues pluies de sang, sont aujourd’hui bien connues. On sait qu’il faut les attribuer soit à des poussières minérales répandues dans les couches d’air que traverse la pluie, soit aux déjections de certains papillons parvenus au moment de leur dernière métamorphose, soit à des dépouilles d’infusions enlevées par le vent.

Mais le vulgaire ignorant n’en continue pas moins à croire aux pluies de sang, et il s’incline aveuglément devant de soi-disant prodiges qui n’ont de réalité objective que dans l’imagination aventureuse de ceux qui les prônent comme de vrais articles de foi.

Artemia salina.

Adulte grandeur naturelle et fortement grossi.

O, œil lisse ou médian. — y, y, yeux pédonculés. — a, e, antennes. — p, poche incubatrice avec quelques-uns des œufs qu’elle renferme, vus par transparence. — 1 à 11, les onze paires de pieds, tout à la fois natatoires et respiratoires. — ab, abdomen. — ap, appendices caudiformes. — c, tube digestif coloré en rouge par les Monas Dunalii.

Laissons donc là toutes ces erreurs, toutes ces superstitions dont la science moderne a fait bonne justice, et occupons-nous maintenant de faits bien avérés, dont la cause ne saurait donner lieu à aucune équivoque, ni soulever la moindre incertitude. On sait aujourd’hui, à n’en pouvoir douter, que les eaux douces, accidentellement colorées, doivent les teintes variées qu’elles présentent soit à des animalcules infusoires (Euglena viridis, E. sanguinea, Astasia hœmatodes), soit à des végétaux microscopiques (Oscillatoria rubescens, Sphœroplea annulina), quelquefois même à de petits entomostracés (Daphnia pulex, Cyclopsquadricornis).

Les eaux de la mer elles-mêmes ne sont pas étrangères à ce genre de coloration. Ainsi, en 1820, le capitaine Scoresby, cité par Ch. Morren, constata que la teinte bleue ou verte de la mer du Groënland était due à un animalcule voisin des Méduses. Il en compta 64 dans un pouce cubique ; 110 392 dans un pied cube, et 23 quadrillions 888 trillions dans un mille cubique[2].

D’après M. Arago, les bandes vertes si étendues et si tranchées des régions polaires renferment des myriades de Méduses, dont la teinte jaunâtre mêlée à la couleur bleue de l’eau, engendre le vert. Près du cap Palmas, sur la côte de Guinée, le vaisseau du capitaine Tuckey paraissait se mouvoir dans du lait. C’étaient aussi des multitudes d’animaux flottant à la surface, qui avaient masqué la teinte naturelle du liquide. Les zones rouges de carmin, que divers navigateurs ont traversées dans le Grand Océan, n’ont pas une autre cause. À une époque toute récente (1844), MM. Turrel et de Freycinet ont vu, sur les côtes du Portugal, l’océan Atlantique coloré en rouge foncé par un végétal microscopique du

  1. Telles sont les pluies sanguinolentes qui tombèrent, en 1608, à Aix, en Provence, et y provoquèrent un soulèvement populaire ; en 1646, à Bruxelles ; en 1755, à Ulm et à Lucerne ; en 1819, à Blankenbourg, près d’Ostende ; en 1821, Giessen, etc., etc.
  2. Ch. Morren, Recherches sur la rubéfaction des eaux. — Bruxelles, 1841.