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Page:La Revue blanche, t10, 1896.djvu/20

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comme d’un coup de pouce ; il s’arrêta net, les yeux dilatés ; il sentit, en un souffle frôlant, une terreur superstitieuse passer sur lui. Cela sortait de ces hauts massifs sombres, de ces nuages livides, qui semblaient écraser la terre, de ces blés inclinés, vibrants de lumière fantastique, de lui-même, des fonds intimes de son être mystérieusement remué. Et sa chaumière, qu’il ne voyait pas, mais qu’il savait là, derrière ces frondaisons ténébreuses, lui semblait toute petite maintenant, toute faible, faible de malheur inconnu, de profonde douleur cachée.

D’un violent effort il refoula cette accablante sensation, il continua son chemin, réveillant en lui, pour s’en fortifier, sa colère contre son gamin bien aimé. La sueur, maintenant, coulait à grosses gouttes de son front sur ses joues, il haletait dans l’air étouffant, et il accélérait sa marche, sentant battre son cœur d’un martèlement continu de petits coups pressés, regardant à chaque instant, comme pour justifier à ses propres yeux sa course affolée, les nuages de plomb, gros d’éclairs.

Il déboucha ainsi du sentier entre les blés frôlants, traversa une chaussée, s’enfonça dans l’ombre d’une droite allée de chênes, le long de la haie du grand parc. Sur ses lèvres il avait les paroles autoritaires toutes prêtes, dans ses yeux luisait la flamme colère de sa détermination irrévocable. Dès qu’il verrait son insubordonné gamin, il lui donnerait ses ordres sans réplique, il lui enjoindrait d’avoir à cesser sa répugnante chasse aux grenouilles, d’adopter, comme ses parents, comme ses frères, une vie de travail honnête et régulier. Il le voulait ainsi, il frémissait de rage à l’idée qu’il avait supporté si longtemps de pareils excès, qu’il aurait à les endurer encore.

Mais, de nouveau, comme il tournait à gauche, apercevant enfin le toit de sa maisonnette à demi-cachée par les feuillages, il chancela sous l’accablante sensation de son pressentiment néfaste… Un malheur était arrivé, il le sentait, il le sentait dans une crispation de tout son être ; sa pauvre chaumière avait un air lugubre, les noirs ombrages du parc l’enveloppaient de deuil, les nuages sulfureux l’écrasaient ; il y avait du sang, des larmes, de la mort dans sa maison !…

Haletant, les yeux troubles et la tête bourdonnante, la bouche sèche et la face blême inondée de sueur, il poussa la barrière de bois, traversa, presque en courant, le petit verger, entra, fou de terreur irraisonnée, dans sa maison.

Il s’arrêta un moment sur le seuil, son regard anxieusement fixé à l’intérieur, le corps raidi, cloué, pétrifié sur place, comme n’osant ni ne pouvant aller plus loin. Puis, une seconde, ses yeux se voilèrent tout à fait, son cœur cessa de battre ; il soupira profondément, soulagé d’un fardeau immense ; il murmura quelque chose comme un bonsoir étranglé ; alla, avec des jambes qu’il sentait se dérober sous lui, poser son bassin et son savon sur la tablette de la cheminée, au-dessus de l’âtre. Il n’y avait pas de malheur, pas de sang, pas de mort dans sa maison : la mère et le petit étaient dans la cuisine assombrie et basse, occupés à souper.