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Page:La Revue blanche, t10, 1896.djvu/21

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Ils cessèrent un instant de manger en le voyant entrer, et la mère, remarquant malgré l’obscurité ses traits décomposés, lui demanda, d’une voix tremblante :

— Qu’est-il arrivé ? Qu’est-ce que tu as, père ? Tu es malade !

— Non, non, dit-il, dans un effort pour raffermir sa voix. Rien du tout ; je suis seulement un peu accablé par la chaleur.

Il disait vrai. Il n’y avait plus rien en lui de l’émotion terrible. Terreur, colère, angoisse, tout était brusquement tombé, fini, changé en une sensation de délivrance indicible, devant cette erreur palpable de son affreux pressentiment. Il tremblait et haletait seulement encore un peu, des suites de la commotion reçue, la poitrine secouée par des hoquets spasmodiques.

Il s’était mis à table avec les autres, il puisait, comme eux, avec une grosse cuiller de bois, à même la terrine commune, la quotidienne soupe de lait battu, qu’il avalait avec un gloussement chevrotant des lèvres. Mais il était incapable de manger, il se sentait trop plein encore d’idées, de sensations, de choses : il débordait de choses qui l’étouffaient, qui l’étranglaient, qu’il devait exprimer. Et, soudain, tandis qu’il posait sa cuiller, les paroles et les sentiments s’échappèrent d’eux-mêmes de ses lèvres : il se pencha vers son gamin, et, irrésistiblement, au lieu de la verte réprimande qu’il avait résolu de lui donner, il lui dit, il lui demanda d’une voix entrecoupée, en le regardant avec une tendresse infinie :

— Eh bien, petit, on s’est amusé aujourd’hui ? on a pris beaucoup… de grenouilles ?… on va recommencer… demain !

Le gamin, petite figure brunie sous une calotte de courts cheveux noirs en brosse, eut un léger sursaut, un léger tremblement de la main qui tenait la cuiller, un rapide regard de côté, anxieux et sournois, vers son père. Il secoua la tête sans cesser de manger pourtant : il répondit d’un ton hésitant, évasif, l’œil dirigé vers la terrine, pâlissant un peu sous son hâle de jeune vagabond :

— Non,… j’en ai assez,… je n’en veux plus prendre.

Il y eut un court silence. Le père, étonné, regardait fixement son fils dans l’obscurité grandissante ; la mère continuait à manger, silencieuse, comme désintéressée de l’entretien.

— Pourquoi ? demanda enfin le père.

La grosse cuiller de bois tremblait plus fort entre les doigts du petit ; ses yeux opiniâtrement fixés droit devant lui, sur la terrine, avaient d’étranges clignotements : sa petite bouche, qui ne parvenait plus à avaler la soupe, se contractait péniblement, trahissant des efforts impuissants pour refouler une grosse émotion. Et, brusquement, la cuiller lui tomba de la main : il éclata en larmes, les mains, la figure, tout le petit corps frissonnant de douleur et d’effroi, dans un bégaiement de paroles inintelligibles.

À son tour la mère avait cessé de manger, et, pâle, regardait son mari, ses yeux suppliants pleins de larmes.

Lui, blême et effaré, s’était levé, repris tout entier par ses pressentiments funestes, par son angoisse, par sa terreur, par sa colère, exigeant d’une voix frémissante, impérieuse, des explications. Il s’affolait, il multipliait ses questions sans attendre