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Page:La Revue blanche, t10, 1896.djvu/22

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les réponses, il secouait par l’épaule le petit, qui sanglotait de plus en plus fort ; il regardait, avec des yeux d’épouvante, par les fenêtres basses, le ciel qui devenait noir, coupé d’éclairs dardants, grondant de roulements sinistres. Qu’était-il arrivé ? Qu’arrivait-il ? Le malheur, qu’il sentait au-dessus de la maison, avait-il passé, ou devait-il tomber encore ? Allait-il les écraser maintenant, maintenant qu’on l’avait cru évanoui !…

La mère, dominant son épouvante, parla.

Elle parla vite, d’une voix sifflante, la figure angoissée tour à tour blanche sous l’illumination blafarde des éclairs, ou noyée de nuit par l’obscurité de la cuisine aux basses et noires solives ; le corps, à chaque roulement de tonnerre, secoué par un ébranlement de peur et de martyre…

C’était arrivé vers trois heures, une heure après le départ du père. Elle était dans la petite étable, nettoyant l’auge du cochon, quand tout à coup elle avait entendu un strident cri d’alarme. Elle s’était précipitée droit vers le grand parc, d’où venaient les cris. Et là, au milieu de l’eau noire du fossé qui entoure la haie, elle avait vu, dans un bouillonnement, deux petits bras désespérément tendus, une petite face hagarde, qui remontait une dernière fois, méconnaissable, une petite bouche qui poussait un dernier hurlement, en crachant une eau glauque… Avec un cri sauvage elle s’était jetée dans le fossé, avec une force surnaturelle elle avait saisi son gamin et l’avait ramené vers le bord. Alors, comme elle le retirait de l’eau, une grenouille, une grosse grenouille verte avait sauté sur lui, sur sa tête, et y était restée une seconde, tassée, les yeux colères, avec un gonflement de bajoues. Oh ! c’était horrible ! elle avait dû la chasser, la chasser !

Le pauvre barbier écoutait, sentant, avec une acuité suppliciante, l’inoubliable scène, la scène du massacre des grenouilles encore une fois revivre devant lui. Il ne disait plus un mot ; il regardait opiniâtrement, à la lueur des éclairs, de ses yeux dilatés par l’horreur, le petit, qui pleurait maintenant d’une façon continue et abondante, comme si, dans cette secousse terrible, il eût épanché en une seule fois des gouffres de douleur mystérieuse, longuement, longuement amassée. La mère aussi pleurait à chaudes larmes, la tête abîmée entre ses mains, levant de temps en temps ses yeux suppliants vers le ciel en feu, d’où tombaient maintenant des torrents d’eau, dont le bruit uniforme affaiblissait les grondements peu à peu éloignés du tonnerre…

Alors, le père sentit et comprit tout à coup ce petit cœur indépendant et inconsciemment cruel, dont il avait, jusque-là, désapprouvé et déploré les mouvements. Il comprit que l’enfant se désolait plus encore de cette indépendance maintenant détruite par une terreur fatale, qu’il ne s’épouvantait du danger en lui-même. En souvenirs pressés, rapides, il revit de nouveau toute sa vie d’esclavage et de labeur, il sentit revivre en lui, venant de loin, des fonds et des tréfonds presque oubliés de sa jeunesse, de vagues et troublants désirs de liberté, de vie sauvage