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Page:La Revue blanche, t20, 1899.djvu/131

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l’âme je ne dis pas même l’amour, la passion, le désir de la libre pensée, mais simplement le sens de la franchise, le goût de la clarté, de la propreté, se sont-ils soulevés d’instinct contre cette religion naissante, moins vénérable et non moins mauvaise que les religions des anciens Dieux. Et inversement tous ceux qui ont l’âme serve ont jalousement fait cortège à la croyance nouvelle.

Non seulement les hommes irréligieux, qui sont peu nombreux encore, mais solides, furent soulevés par ce que cette affaire avait de proprement religieux, mais tous les hommes de bonne foi, qui sont beaucoup plus nombreux, furent, à mesure qu’ils étaient renseignés, soulevés par ce qu’elle avait de singulièrement immonde. Jamais sans doute la violence brute ou sournoise, le mensonge, le faux, la trahison,

le vol, l’assassinat et tout ce qu’on déteste,

la haine, la jalousie, les sentiments les plus vils n’avaient aussi effrontément, aussi formellement exigé que l’on rendît officiellement les honneurs à leur grandeur passagère, à leur divinité montante. Or un très grand nombre d’hommes assez lâches ou assez indolents pour supporter les progrès obscurs de l’injustice modeste éprouvent une gêne incontestable à constater le triomphe de l’injustice insolente.

La dispersion des Juifs à travers le monde contribua sans aucun doute à l’extension universelle de l’affaire Dreyfus. Il y a dans presque tous les pays un nombre assez restreint de Juifs qui gagnent et un nombre assez considérable de Juifs qui pâtissent. Sauf de très honorables exceptions, les premiers s’intéressèrent beaucoup moins que les seconds à la cause de Dreyfus et à sa personne. Ils contribuèrent indirectement à l’extension de l’affaire, parce qu’ils avaient en beaucoup de pays donné prétexte à l’extension d’un antisémitisme plus ou moins formulé. Mais aux Juifs qui peinent et qui pâtissent nous devons une part considérable dans l’extension de l’affaire Dreyfus, comme nous leur devions déjà une part considérable dans l’extension du socialisme, de l’anarchisme, du nihilisme, dans la propagation des justes révoltes.

Enfin la principale cause pour laquelle une affaire individuelle souleva le monde que l’assassinat d’un peuple avait laissé indifférent fut assurément que le monde n’était plus, à l’heure où l’affaire Dreyfus commença, le même qu’il était quelques années avant, quand le sultan rouge consommait l’affaire des Arméniens. Peu à peu une attention publique universelle s’était éveillée, une opinion publique universelle s’était pour le moins ébauchée. Que le remords d’avoir ainsi lâchement laissé assassiner tout un peuple ait secoué l’Europe et le monde et lui ait donné comme le besoin d’avoir une opinion universelle siégeant comme tribunal suprême, il se peut. Que cette opinion soit justement née de ce remords et de ce besoin, au moins pour une part, nous le croyons. Toujours est-il que cette opinion s’est peu à peu constituée. L’affaire Dreyfus n’est pas la seule où elle soit intervenue, ou elle ait exercé son autorité naissante. Elle a prononcé sur les tortures de