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Page:La Revue blanche, t20, 1899.djvu/419

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Le Ravage et la Réparation

Si douloureux qu’il soit de constater les ravages d’immoralité que l’affaire Dreyfus a causés ou du moins a dénotés dans les partis politiques, il nous faut bien constater des ravages d’immoralité plus redoutables encore. Les partis politiques, si l’on met à part certaines régions socialistes, ont un contingent actif très inférieur au contingent du corps électoral, et même à celui des votants. Dans une ville ordinaire de cinquante mille habitants de province moyenne, les comités plus ou moins conservateurs, monarchistes, royaliste, impérialiste, catholique, le comité républicain du département, le comité radical, le comité ouvrier républicain socialiste, le groupe d’études sociales, mis ensemble, ne donnent pas un contingent de membres inscrits supérieur à quinze cents, et un contingent de membres régulièrement présents aux séances supérieur à trois cents. Qui fait de la politique en province est classé par cela même. Aussi les contaminations des partis politiques ne sont-elles pas directement et immédiatement la contamination de tout le peuple même. De plus les partis politiques, par la fonction ou par le rôle qu’ils se sont donnés dans la vie de la nation, sont, comme tous les grands de ce monde, presque naturellement exposés à commettre de grands crimes. Les crimes qu’ils commettent sont possibles et leurs déchéances ne sont pas tout à fait imprévues. Mais le ravage est presque sans comparaison plus redoutable quand le crime est commis ou caressé par ceux qui n’appartiennent officiellement et activement à aucun parti politique. Depuis de longues années c’était l’honneur et la pureté des petites gens, que les crimes collectifs, nationaux et internationaux, fussent commis par-dessus leur tête. Ils vivaient misérables, ignorants, innocents, dans l’étroitesse de la maison misérable. Tout entiers occupés à gagner le pain de la famille, ces pauvres gens ne connaissaient pas les merveilles de la politique, la noblesse des haines politiques, ils ne voulaient pas la férocité de la guerre, la férocité lâche de la guerre coloniale. En vain les plébiscites et les élections passaient sur eux : ils y prenaient presque tous part, mais ils ne consentaient pas profondément même aux scélératesses qu’ils votaient. Peu à peu la puissance inouïe de jésuitisme et de scélératesse qui réside aux colonnes du Petit Journal a pénétré beaucoup de ces braves gens, et depuis le commencement de l’affaire Dreyfus ils se sont payé, ils se sont permis des jalousies et des haines et des vices et des crimes de grands seigneurs. Dans le même temps que le crime atteignait à une intensité non encore éprouvée, il prenait ainsi une extension non moins nouvelle. Dans le même temps qu’un misérable assassinait le défenseur d’un accusé, dans le même temps qu’une bande de faussaires, de menteurs, d’assassins s’acharnait contre cet accusé, qu’un prési-