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Page:La Revue blanche, t20, 1899.djvu/420

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dent brutal et faussement brusque lui refusait les moyens de défense les plus élémentaires, beaucoup de petites gens se réjouissaient. Ils prenaient part à la curée, comme des chiens de race. Ils mentaient comme des généraux, ils trahissaient comme des ministres, ils faussaient comme un État-Major, ils étaient laids et forcenés comme un Drumont, jésuites comme un Du Lac, tartufes comme un Barrès, bourreaux comme un Lebon. Et cela leur semblait, à eux simples soldats de deuxième classe, simples électeurs, simples fidèles, simples lecteurs, simples contribuables, comme un avancement inespéré, comme l’avancement suprême, une immense décoration d’une immense légion d’hommes d’un honneur spécial.

Je n’insiste pas sur l’évidente complicité de tout un faubourg, de toute une ville, de toute une région avec l’assassin fugitif. Je ne parle pas de cet admirable mot de passe auprès des gens du pays : « J’ai tué Dreyfus », ou « J’ai tué un Dreyfus ». Il y a là sans doute une survivance locale, et ces hommes étaient des chouans. Mais leur ancienne chouannerie fut récemment cultivée selon des méthodes modernes, et j’insiste beaucoup sur la contamination des provinces restées saines, restées républicaines, où tant d’hommes, le soir venu, parce que leur conseil de guerre avait condamné l’innocent, contents de la vie et contents d’eux-mêmes, se sont assis à leur table modeste et ont diné d’un meilleur appétit. Combien nombreuse la foule qui assistait et favorisait. « Nous demandons », pensait la foule, « que le sang de ce Juif retombe sur nos têtes et sur celles de nos enfants ». Il y eut enfin la très sainte simplicité de tous ceux qui, naïvement, apportèrent leur fagot. Je me rappellerai toute ma vie les enfants des écoles primaires, lâchés dans la rue à quatre heures, et s’en allant par petites bandes en piaillant : « Mort aux Juifs ! »

Cette universelle démoralisation de tout un peuple, ratifiée par le conseil de guerre de Rennes, fut assurément la consommation du crime. Il est plus facile de la mesurer si l’on examine quelques exemples individuels.

Je ne parlerai que pour mémoire des exemples illustres : ils sont présents à la pensée. Mais ils n’en sont pas moins remarquables, extraordinairement. Que tous les journalistes, tous les écrivains et tous les artistes qui ont pris parti contre l’innocent y aient laissé leur plume ou leur crayon, cela est une marque. Willette même, étant devenu guériniste à propos du Fort-Chabrol, n’a pas manqué de trouver pour un de ses dessins une légende rigoureusement idiote, je le dis comme je le pense, une légende où il oppose la loi et la liberté, deux commères qui ne pourront jamais s’entendre, ou qui ne peuvent jamais s’entendre, ou qui n’ont jamais pu s’entendre : comme si Guérin était libéral ou libertaire ou défendait de quelque façon la liberté, comme si ce n’était pas la loi qui, dans l’espèce, défendait la liberté ! Forain a fini par poser des immondices très noires sur des légendes