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Page:La Revue blanche, t20, 1899.djvu/424

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hommes. Je n’ignore pas que la concentration du capital aux mains de quelques individus soit le moyen le plus efficace de la prochaine révolution sociale. Non, je n’ignore pas cela, car je n’ignore pas tout à fait ce que nos bons auteurs ont mis dans nos bons livres. Je sais, comme on doit le savoir, que M. Casimir-Perier, MM. Pereire, M. Schneider sont parmi les plus puissants agents du socialisme en France. Mais je crois que si l’on avait bien voulu s’en donner la peine, ces petits patrons républicains auraient eux-mêmes socialisé leurs ateliers bien avant le jour où M. Schneider laissera socialiser le Creusot.

On ne s’est pas donné la peine. Les chefs socialistes ont fait des discours, des brochures, des organisations, des dogmes, des partis ; mais ils n’ont fait aucun livre, aucune éducation. L’Université non plus n’a, en ce sens, donné aucune éducation aux petites gens, aux braves gens des provinces. Tous ceux qui pouvaient leur enseigner la méthode, leur donner une philosophie, les ont laissés sans méthode et sans philosophie. Les ébénistes ne sont pas forcés d’inventer la méthode. Cela n’est pas de leur métier. Mais si on la leur avait enseignée ils seraient devenus socialistes.

Notre ami n’avait aucune méthode. Il s’imaginait, — et ce fut la grave et l’universelle erreur dont nous avons pâti, — tous ces républicains sincères et braves gens s’imaginaient que la démocratie consistait en ce que les fils du peuple devinssent par une série de concours et d’éliminations une aristocratie commandante. Que le fils d’un ouvrier mécanicien fût reçu à Saint-Cyr, comme on osait nommer familièrement l’École spéciale militaire, c’était tout à fait bien. Qu’un fils d’instituteur fût reçu à Polytechnique, c’était mieux encore. Et que le fils d’une rempailleuse de chaises fût reçu à l’École Normale Supérieure, c’était la gloire même. Cette perversion de l’esprit démocratique, cet ahurissement de tout un peuple né intelligent, cette contamination des âmes simples par ce qu’il y a de plus mauvais dans les âmes autorisées, vêtues d’autorité, avait sa formule facile dans ce commencement de phrase : « Léon Gambetta, fils d’un petit épicier de Cahors », formule que l’on nous disait avec bonheur et que j’ai entendue tout petit, assis sur les bancs de l’école primaire. Elle avait son poème : le Roman d’un brave homme, d’Edmond About. Elle a même laissé des traces dans Fécondité. Pour flatter cette perversion, le Président à l’insistance de qui nous devons la mission Voulet avait fait faire cette basse réclame d’ouvrier tanneur. Cette ambition perverse inoculée à la petite bourgeoisie et au peuple a donné, à ma connaissance, les drames de famille les plus épouvantables et, au sens latin du mot, les plus monstrueux. Nous lui devons aussi les dangers sociaux les plus épouvantables et les plus monstrueux. Nous devons à cette perversion profonde ce que l’affaire Dreyfus a eu de profondément dangereux ; nous lui devons le danger que nous courons encore, et dont il faut que nos enfants, une fois pour toutes, soient débarrassés. Si nous n’avions eu contre nous que les assassins fils de traître,