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Page:La Revue blanche, t20, 1899.djvu/423

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permis de mesurer tout le ravage d’immoralité dénoté par l’affaire Dreyfus. Le camarade et l’ami dont j’ai conté l’histoire étaient pour moi de connaissance récente et isolée. Je les connaissais. Mais je ne les connaissais que devenus grands garçons, arrivés à Paris ou du moins dans mes classes en même temps que moi, accueillis en même temps aux mêmes lycées ou au même collège, à la même Sorbonne. Je ne connaissais pas leurs familles. Je ne connaissais pas l’histoire de leurs familles. Je n’avais pas suivi leur lent avènement, l’avènement de leurs familles, en leurs personnes, aux fonctions dites libérales. Je n’avais donc pas vu le déracinement. Je l’ai vu et mesuré pour quelques-uns de mes anciens camarades et amis de province.

Nous avions en province un vieil ami, un de ces vieux républicains et libres-penseurs qui ont vraiment fondé la République. Ce fut une génération d’hommes admirables, solides, et bons ouvriers. Ils se nommaient républicains radicaux, n’ayant aucun nom convenable à leur disposition, ne connaissant pas encore le nom de socialistes, qui ne se répandit longtemps que dans des milieux spéciaux. Ils croyaient aux jésuites, ce qui depuis est devenu peu distingué. Beaucoup d’entre eux étaient francs-maçons. Ils prenaient au sérieux leur maçonnerie, étaient sérieusement vénérables, dignitaires. Ils étaient partisans du progrès, ce qui peut mener loin. Ils viendront en foule si l’on veut et défileront en belles rangées pour le « Triomphe de la République ». Il ne leur a manqué rien, que de la méthode, et d’avoir des chefs dignes d’eux, ou de savoir se passer de chefs. Ils se nomment encore des radicaux, parce que c’est leur habitude, et qu’ils sont trop vieux à présent pour changer de nom. Mais ce vieux radicalisme était si vigoureux, si vivace et tenace que, pour avoir trahi la confiance de tels soldats, M. Léon Bourgeois n’est pas seulement un neutre, un absent, un congressiste, mais vraiment un lâcheur et moralement un escroc, un banqueroutier. Ils se nomment radicaux, et la question qui se pose est de savoir si les jeunes socialistes réussiront à faire le pont avec ces vieux radicaux par-dessus la génération intermédiaire, contaminée d’arrivistes bourgeois et prétendus socialistes.

Notre ami était un homme assez petit, maigre, avec un grand nez rouge décidé, un homme sec, nerveux, colère, et qui ne se gênait pas. Il avait l’inélégance d’appeler hommes noirs, curés, robes noires, les « messieurs prêtres », comme on les nommait dans la bonne ville. Ces expressions lui étaient devenues si familières qu’il parlait ainsi sans le faire exprès. Il était ébéniste. Il avait avec lui, dans son étroit atelier, deux ou trois ouvriers et un apprenti. Tous ensemble travaillaient bien le bois aux très saines et très fraîches exhalaisons. Il était, car il faut dire le mot, un petit patron. Bien que la disparition de ces hommes soit conforme à l’évolution économique provisoirement la plus authentique et la plus scientifiquement constatée, bien que leur élimination soit désirable selon les plus autorisés de nos bons marxistes, je ne puis m’empêcher de déclarer que ces hommes étaient de rudes hommes, et que leurs ouvriers aussi étaient de rudes