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Page:La Revue blanche, t20, 1899.djvu/430

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tions, nous descendons tous ou à peu près tous de gueux. Et même, s’il est vrai que les villes se dépeuplent, en ce sens, plus rapidement que les campagnes, nous descendons en grande majorité des gueux des campagnes. Nous sommes les fils de Jacques Bonhomme, Augustin Thierry a conté l’histoire véritable de notre père, cette histoire en forme d’apologue est véridique, sinon tout à fait exacte en tous ses détails. Qu’on relise donc La Bruyère. L’homme d’il y a deux cents ou trois cents ans dont je descends en droite ligne et dont je suis peut-être l’exacte image revivante était sans doute un misérable bûcheron de la forêt d’Orléans ou des forêts du Bourbonnais. Peut-être était-il assez heureux pour être un peu cultivateur et vigneron. Sans aucun doute il était misérable, très misérable, très malheureux de corps et d’âme. Je ne sais pas bien quels sentiments il avait. Je ne sais pas même s’il avait ce que nous nommons des sentiments. Je ne sais pas quels sentiments il pouvait avoir pour le roi, pour les gens du roi, pour les seigneurs, pour son curé. Je crois qu’il avait des sensations étrangement et profondément apparentées aux sensations des bêtes royales traquées et pourchassées dans les grandes chasses. Il devait redouter beaucoup Dieu maître de l’enfer et inventeur de la vie, redouter beaucoup le roi, les gens du roi, les seigneurs : il devait redouter beaucoup moins son curé, qui était beaucoup moins puissant, beaucoup moins divin. Et l’on veut que je reçoive en héritage de cet homme les sentiments lourds et les sensations qui furent son tourment, sa peine, son angoisse ? Comme si la seule lueur d’espérance que ce malheureux pût garder allumée n’était pas justement qu’un jour les arrière-petits-enfants de ses arrière-petits-enfants seraient un peu moins malheureux que lui ! On veut que j’accepte un héritage qu’il reniait lui-même ? Non ! Je refuse l’héritage en bloc. Il me faut le bénéfice de l’inventaire. J’accepte la santé, l’instinct de juste révolte que cet homme a transmis jusqu’à moi. Je refuse le reste. Je refuse la vénération, la religion d’Église ou de monarchie. Je n’en veux pas.

Les historiographes ne se sont même jamais doutés des souffrances que cet homme avait mangées comme du pain, comme son pain quotidien, cet homme qui ne fut mon aïeul qu’à la septième ou à la dixième génération. Les historiens ne se sont pas beaucoup préoccupés des souffrances de cet arrière-grand-père, de cet aïeul si proche. Michelet seul, fils de pauvres gens, ayant connu la misère, a pensé à eux comme il fallait. Qu’on relise Michelet.

Il nous est arrivé souvent de parler de la vénérable humanité passée. Mais d’abord cette vénération n’était nullement religieuse : elle était exactement humaine. Et puis cette vénération ne s’adressait ni au Dieu, ni au roi, ni aux grands, ni aux soldats, ni aux clercs. Elle s’adressait à la masse anonyme et douloureuse qui fut comme la matière de la perpétuelle révolution ; elle s’adressait aux penseurs, aux philosophes, aux rêveurs qui donnèrent une forme, un idéal à cette révolution ; elle s’adressait à tous les dreyfusards du passé,