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Page:La Revue blanche, t28, 1902.djvu/110

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dedans. Moi, si j’étais à leur place, je ne piperais pas. » Un beau matin, il en eut assez, sa femme ne pouvait pas travailler non plus et il ne voulait pas se faire nourrir par son gendre. Il y avait dans la ville un abreuvoir pour les chevaux. Il se leva à quatre heures et dit à sa femme : « Je ne peux pas dormir. Je vais sortir un peu. Au revoir ! » Il eut d’ailleurs beaucoup de peine à marcher jusqu’au trou d’eau. Blouf !… Cette fois-là il ne mit pas cinq ou six temps. C’était un homme fier.

L’autre resta sur son banc et comprit la leçon. Lorsqu’un bourgeois passait, il le sentait d’avance à son pas plus léger, à ce pas qui a l’habitude des parquets cirés. Il guettait son coup d’œil comme on guette le regard d’un roi, arrondissait son geste et soulevait son chapeau d’un mouvement déclamatoire. Il comprit la feignantise et la lâcheté et, derrière l’enterrement, pensait : « Moi aussi, l’on devrait m’enterrer. »

Parfois les voisins lui demandaient quelque service. Il y avait le gars de Mathiaud, dont le père était un brave homme toujours malade, mais à qui la mère avait laissé prendre toutes sortes de mauvaise habitudes. Il vous regardait de côté avec des yeux qui faisaient peur, et tombait du haut mal. Quand il était seul avec sa mère, il la disputait et la battait. Les crises le prenaient. On disait : « Il est si bien canaille ! C’est la mauvaiseté qui lui sort du corps. » La mère venait dans la rue et appelait : « Hé, père Perdrix ! » Il comprenait. Le gars se tordait, l’écume à la bouche, se roulait, heurtait les meubles avec sa tête comme avec un pavé. Il se fût détruit. À certains instants le père Perdrix le saisissait en plein corps en disant : « Ah ! malin, on te tiendra bien ! » La mère Mathiaud le remerciait : « Mon père Perdrix, il n’y a qu’à vous que je puisse demander ce service. » Et le gars de Mathiaud épuisé s’asseyait enfin, tout éreinté, avec un drôle d’air, comme si ses regards fussent rentrés en dedans.

Il vécut dans la sphère inférieure des pauvres, au milieu des poussières du rebut, et qui s’épaississaient à son front. Il y avait des services qu’on ne pouvait demander qu’à lui. Son chapeau enfoncé jusqu’aux deux oreilles, sa blouse déteinte et ses gros sabots le prédisposaient à tout, comme